Dans La Secrétaire particulière (1916) le personnage du paparazzi, journaliste fouineur et malsain, n’avait pas été compris par la critique de l’époque. Depuis, la figure est bien connue, intégrée par tous, décriée et parfois moquée comme c’est le cas dans cette excellente et méconnue comédie française.


Malisard et Prévot sont journalistes pour le « Soir de Paris ». Ils ne traquent pas la débauche des grandes têtes fortunées, mais le crime et le fait-divers. Malisard est celui qui écrit, qui questionne, qui soupçonne. C’est le mot en quête de vérité, quitte à fâcher. Il est impassible derrière ses grands airs et son cigarillo à la bouche un peu lâche. Prévot est le photographe du duo. Celui qui bouscule pour la meilleure photographie, le meilleur angle, le meilleur visage du désespoir. Il est vif et parfois susceptible.


Cette équipe de choc est redoutée par la police, et cajolée par leur rédaction qui les appelle « les cowboys » à cause de leurs méthodes, car leurs écrits font vendre. Un bon article de Malisard et Prévot éclipsera un tremblement de terre à l’étranger ou un événement diplomatique.


Quand Prévot croit avoir perdu ses enfants, c’est le scoop tant attendu, l’histoire qui se crée toute seule par des esprits excités, le pauvre reporter du prestigieux « Soir de Paris » à qui il a été arraché ses petits garçons innocents. Peut-être y aura-t-il une demande de rançon ? Peut-être que le kidnappeur est un sadique ? La machine s’emballe, la rédaction supporte l’affaire, et Malisard et Prévot s’en vont rechercher ces enfants.


C’est la presse qui est rhabillée par le scénario de Marco Pico, accompagné aux dialogues par Edgar de Brisson. Elle est aveuglée par sa course au sensationnel, à ce qui fera vendre. La déontologie du journaliste, rappelée lors d’une scène mémorable, est évidemment contrebalancée par tous les errements dont il est capable. Le premier article de Malisard et Prévot du film est ainsi soigneusement relégué en pages intérieures après avoir compris que l’entreprise accusée d’un manquement à la sécurité lors d’un chantier devenu meurtrier était trop proche du journal, par toute une série de liaisons. Il ne s’agit pas de cynisme, tous pensent bien faire, Malisard, Prévot ou la rédaction. L’appât du gain est bien là, mais c’est une quête de vérité qui les guide, certes complètement aveuglée.


L’humour est parfois sordide. Comme cette visite à l’hôpital où Prévot est à la fenêtre, ayant aperçu une femme allant se suicider. Il n’y aurait même pas eu besoin de dialogues, il aurait juste suffi de la caméra fixé sur son objectif suivant la chute de cette femme. Cet humour est donc noir, bien corsé. Les petits défauts du duo apparaissent alors, eux qui ne cessent de digresser dans leur recherche des enfants, conduisant bourrés, enlevant un travesti ou croisant un éléphant dans les rues. « Merde, les mômes », rappelle Prévot, est un fil rouge du film.


Le premier film de Marco Pico n’a pas non plus qu’un scénario en or, pittoresque et burlesque. Le scénariste et réalisateur de 24 ans a déjà de l’expérience sur les tournages, comme assistant réalisateur et conseiller technique. Sa niaque de jeune loup se retrouve aussi dans sa réalisation, étudiée et maîtrisée. Il utilise des lentilles spéciales, assez innovantes, qui offre un film un cachet entre le gris et les tons ocres qui épouse le cadre urbain de son film, des arrondissements populaires de la région parisienne en pleine transformation, alors en passe d’être détruits. Ses scènes de nuit sont d’ailleurs étonnamment claires et lisibles, comme si l’obscurité n’engloutissait jamais complètement ce cadre de ville.


Marco Pico enregistre un film toujours en mouvement, où les gens vont et viennent, se bousculent ou s’apostrophent. La ville grouille, avec de nombreuses scènes chargées de figurants où Malisard et Prévot se faufilent sans broncher. C’est aussi un film agité et bruyant, où le fond sonore est toujours présent, que ce soit dans les dialogues étouffés de la foule, des bruits de la rédaction ou de la circulation, ou de sirènes au loin. Un nuage entre les dents n’est pas qu’un film sur la presse, il est aussi un film de la ville, agitée.


Cette presse qui se fond dans la ville est incarnée par des acteurs incroyables. Le duo de choc est personnifié par deux vedettes salies, mal rasées, à la morale ambiguë. Il fallait endosser ces rôles, et pour cela Marco Pico les offre à Pierre Noiret et sa carrure envahissante et à l’agitation de Pierre Richard. Ce dernier peine un peu plus que son camarade, mais il sortait d’un certain nombre de rôles de maladroits aux grands cœurs dont il fallait se depêtrer. Mais pour lui ce personnage fut une occasion en or, il précise bien que c’est un de ses films préférés et qu’il a « 1000 raisons d’aimer ce film ». On peut le comprendre. Mais le film de Marco Pico offre encore une large palette de personnages avec des acteurs investis. Il y a Jacques Denis, en membre innocent de la rédaction dépassé par la tournure emballée des événements. Et puis le grand Claude Piéplu, en patron du « Soir de Paris », moralisateur mais hypocrite, aux grands discours mais aux actes aveuglés par le potentiel sensationnel du kidnapping. Il y a sa voix, inimitable, mais aussi tout un corps et une attitude qui en imposent, une vraie présence.


Autant d’acteurs qui donnent le meilleur d’eux-même, pour un film qu’on sent maîtrisé de bout en bout, du scénario à la réalisation. Et pourtant « Un nuage entre les dents » fut une déception commerciale. Encore aujourd’hui, il est quasiment inconnu, ses fiches sur Allociné et IMDB sont bien vides, avec quelques rares notes positives. Ses acteurs sont pourtant connus. Gaumont a pourtant ressorti le film, dont une édition restaurée et respectueuse en Blu-Ray. Si on peut comprendre qu’à l’époque la critique moqueuse du milieu de la presse ait pu faire grincer des dents, et peut-être favoriser une faible couverture médiatique qui n’a pas facilité son exposition, le film est tout à fait appréciable et regardable de nos jours. Pierre Richard a dit du film qu’il avait 15 ans d’avance. C’est maintenant à notre tour de le découvrir et de le faire découvrir.

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le 14 mai 2020

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