Le titre en dit beaucoup trop, mais Luigi Comencini s’en contrefiche puisqu’il présente la scène de crime en ouverture, ce qui ne l’empêche pas de la remontrer pour clore son film, sans doute pour enfoncer le clou et affirmer qu’il a bouclé la boucle ou achevé sa démonstration (pousser à la rentabilité n’empêche pas l’émergence d’un bel amour, mais voyez où conduisent la bassesse et l’absence de scrupule).
Nous sommes donc en Italie (Milan, région industrielle du nord, connue pour ses deux grands clubs de foot, le Milan AC et l’Inter de Milan). Nullo travaille dans une usine où l’automatisation est mise en évidence dès le générique de début, avec une dualité annoncée d’emblée entre beauté (esthétique des mouvements des machines, telle une chorégraphie) et souffrance (l’automatisation qui génère des traumatismes physiques). Cette dualité est à mettre en parallèle avec la beauté de l’amour qui rapproche Carmela et Nullo, accompagnée de la souffrance que leurs différences engendrent.
Nullo (Giuliano Gemma), beau jeune homme d’environ 25 ans, travaille là depuis un certain temps (il a ses habitudes). Originaire du coin, il vit avec sa famille (parents, frères et sœurs), dans un appartement anonyme d’un immeuble de quinze étages, peut-être un logement social. Toujours est-il que la place est réduite, même si nous ne sommes plus à l’immédiat après-guerre que montrait Vittorio De Sica notamment. Ce n’est plus la misère noire, mais une vie tournée essentiellement vers le travail. Dans la même usine, travaille Carmela (Stefania Sandrelli), qu’il ne connaît que de vue. Mais Carmela l’a bien repéré et guette l’occasion de faire sa connaissance. Il faudra une circonstance inattendue, un moment où Carmela furieuse, s’apprête à sortir de l’usine sans pointer. Pourquoi Nullo la retient-elle par le bras et pourquoi la suit-elle dans le bus et jusqu’à deux pas de chez elle ? La réponse, Carmela la connaît, ce qui constitue une véritable révélation pour Nullo.
Ce que Luigi Comencini se plaît à filmer ici, ce n’est pas seulement un drame social lui permettant de montrer les conditions du travail en usine. Il présente une émouvante histoire d’amour révélatrice de l’époque et de l’ambiance au travail, avec un duo d’acteurs aussi convaincants pour faire sentir la force de l’amour qui rapproche Carmela et Nullo que les différences qui les opposent. En effet, pour Nullo le lombard, Carmela la sicilienne c’est quasiment comme une étrangère. De plus, Carmela appartient à une famille catholique très pieuse, alors que la famille de Nullo est athée. Dans ces conditions, comment envisager le mariage auquel ils aspirent vivement ? Et, quand Carmela dit à Nullo qu’elle lui appartient, Nullo tente de lui faire comprendre que selon ses convictions, même si leur amour est fort, il n’est pas question d’appartenance de l’un à l’autre.
Résultat, Carmela en fait voir de toutes les couleurs à Nullo qui ne pense qu’à faire l’impossible pour elle, car décidément Carmela lui plaît vraiment. Parmi les moments inoubliables de leur histoire d’amour, il faut citer la déclaration particulièrement émouvante alors qu’elle est faite dans un lieu anti-romantique au possible (choisi par Carmela qui, très futée, exploite à sa manière les mécanismes de l’usine), ce qui désarçonne complètement Nullo. Le choix de ce lieu où ils ne se voient même pas donne toute sa force à cette scène. Il faut voir également la scène où Nullo craint les représailles d’un frère de Carmela. Le représentant syndical qu’il est (tendance communiste), se réfugie dans la salle où le comité de l’usine se réunit et Nullo crie à ceux qui le pourchassent qu’ils n’ont pas le droit d’entrer. On comprend que, dans son esprit, ce lieu a la même valeur sacrée qu’une église pour des catholiques. Une scène à la gare en dit également long sur leurs craintes et jusqu’où ils peuvent aller pour ne pas se perdre ou se tester. Ils se disputent donc de temps en temps et, à l’occasion, Carmela montre son caractère de femme capable de changer d’avis d’un instant à l’autre, d’affirmer blanc quand elle pense noir et inversement. On finit également par voir l’impensable se produire, avec le frère de Carmela demandant à Nullo de venir à la maison ( ! ) parce que Carmela le réclame.
Même avec plusieurs décennies de recul, cette histoire d’amour est de celles qui, à mon avis, ne peuvent que marquer, car Comencini a su filmer des moments de grâce (un vrai bonheur), qui doivent beaucoup au tempérament de Stefania Sandrelli encore plus qu’à son charme, puisqu’elle passe très bien en ouvrière simple, fragile et pleine de petites exigences parce qu’elle a des idées précises sur ce qu’elle veut. Ce qui ne l’empêche pas de poser quelques questions à des copines de travail, car elle sait que Nullo peut trouver qu’elle exagère.
Par ailleurs, Comencini filme les conditions de travail à l’usine. Bien-sûr, en 1h36 il ne peut qu’approcher la pénibilité du travail par la répétition des gestes. On peut également regretter qu’il n’ose pas faire sentir la difficulté de la situation de Carmela à son poste. Étant du côté du four, on devrait sentir la chaleur et voir les vapeurs (les vapeurs toxiques causant sa maladie), alors que le film se contente de montrer les ouvrières avec un masque, décision qui arrive d’ailleurs bien tardivement (tiens, tiens). Nullo ne se prive pas pour aller voir le médecin de l’usine et le traiter de vétérinaire. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Carmela a refusé une mutation à un autre endroit moins risqué, tout ça pour rester près de lui. La dualité du film ressort également dans l’opposition entre la force (la pureté) de l’amour entre Carmela et Nullo et les lieux moches où ils se retrouvent : sombres, sales voire pollués comme le bord de rivière où ils se promènent. A juste titre, Comencini montre les effets catastrophiques de l’industrialisation sur la nature, avec son petit côté prophétique (le drame de Seveso date de juillet 1976).
Sur un scénario coécrit avec Ugo Pirro, Luigi Comencini apporte sa sensibilité à une histoire qui lui permet d’aborder des thèmes qui lui conviennent bien. Il les met en valeur avec un naturel confondant. L’histoire d’amour est d’autant plus bouleversante qu’elle est contrariée par les conditions de travail et les différences sociales. La force et l’obstination dont font preuve Carmela et Nullo dans un contexte qui ne leur est pas favorable, met en lumière l’intensité de leur amour. On s’extasie de les voir s’approcher, on s’amuse de les voir se chamailler et on a le cœur serré de voir Carmela malade. Sans jamais trop en faire, Comencini justifie son titre à merveille. Le film fait néanmoins son âge, avec une atmosphère légèrement voilée et quelques défauts de pellicule. Mais les couleurs assez ternes montrent bien l’ambiance pesante de cette ville ouvrière et surtout la tristesse du travail à l’usine où on se bouscule à la sortie et où le bruit domine. Enfin, la chanson – déchirante à souhait - qui accompagne le final renforce parfaitement le propos général du film.