Alors qu'on pensait le voir s'intéresser à un autre registre (le drame policier avec The Third Murder, sorti en 2017), Koreeda revient à ses premières amours avec une énième fresque familiale. Une volte-face pas si surprenante quand on connait un minimum le personnage et son don presque surnaturel pour parler famille. Qu'il s'agisse d'aborder des histoires on ne peut plus normales ou des thèmes sensibles, le maestro nippon réinvente l'expression "marcher sur des œufs" car il court presque dessus avec grâce en faisant des bonds de gymnaste sans jamais en casser un seul. Et il fallait de l'assurance et une objectivité sans pareil pour raconter l'histoire d'Une Affaire de Famille. Filmer la misère sociale d'une famille chapardeuse et peu scrupuleuse pourrait rapidement tourner au voyeurisme gerbant si les ingrédients étaient mal dosés. Après tout, je pense qu'on a tous connu directement ou indirectement des familles semblables à celle de l'œuvre de Koreeda. Les rumeurs, les aprioris et même souvent les faits ne nous permettent pas de rester totalement neutre ou d'essayer de comprendre le pourquoi du comment ils en sont arrivés là. C'est là qu'intervient toute l'expérience d'un réalisateur qui depuis 25 ans maîtrise toutes les subtilités des relations humaines, comme s'il avait passé sa vie à observer les gens autour de lui sans jamais intervenir.
Osamu (Lily Franky), Nobuyo (Sakura Ando), Hatsue (Kiki Kirin), Aki (Mayu Matsuoka), Shôta (Jyo Kairi) forment la famille Shibata. Sans être déclarés ensemble, ils vivent dans une petite maison mal entretenue. Ils survivent grâce à de petits boulots précaires, la pension de la grand-mère Hatsue et des petits larcins. Osamu a appris toutes les subtilités du vol à l'étalage à son fils Shôta et passent leur temps libre à piller sournoisement les rayons des supermarchés ou des petits magasins. Au retour de l'une de leurs escapades lors d'une soirée d'hiver froide, ils croisent de nouveau Juri (Miyu Sasaki), une petite fille assise dehors toute seule. Après une soirée dans la maison familiale, Osamu et sa femme Nobuyo décident de la ramener chez elle avant de s'apercevoir que la petite vit en fait dans un environnement froid et violent. Juri rentre donc définitivement dans sa nouvelle famille, acceptant et apprenant à son tour tous les petits vices de son entourage. Si son absence ne semble pas inquiéter outre mesure sa véritable famille, l'alerte est finalement donnée par les médias…
Si les personnages portent ici tous le même nom de famille et que les liens semblent doucement se dessiner au fur et à mesure, les apparences peuvent être trompeuses et les doutes subsistent jusqu'à la fin. Cette famille peu ordinaire cachent en effet de petits secrets, plus ou moins sordides. Enfance difficile et aléas de la vie les ont transformés en ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Si les premières minutes du film nous montre une famille peu fréquentable et pleine de vices, on apprend également à voir leurs bons cotés et c'est là le tour de force de Koreeda: Arriver à capter et à montrer des petits moments positifs dans un environnement pas très saint. L'éducation d'Osamu laisse clairement à désirer, mais pourtant il fait preuve d'une grande patience et de gentillesse envers Shôta et Juri. Si Nobuyo peut paraitre froide, elle inculque des valeurs essentielles aux deux enfants. Et tout ce monde autour d'Hatsue la grand-mère sournoise mais attentive et attentionnée. Car si en apparence des gens peuvent paraître mauvais, ils peuvent aussi cacher en eux quelque chose de précieux. Et le contraire est aussi valable, on peut s'afficher comme une famille modèle devant tout le monde et être odieux en "coulisse" (la famille de Juri notamment). Les Shibata ont conscience de leur imperfection, d'être des gens malhonnêtes et immoraux mais ne souhaitent pas forcément que leurs enfants soient élever dans un environnement haineux et violent. Même s'ils leur apprennent des choses malhonnêtes, ils leur donnent l'affection nécessaire alors qu'eux mêmes n'en ont pas reçue. Mais la dure réalité nous rattrape toujours, les choses reviennent souvent à leur place quoi qu'on puisse faire. Hirokazu Koreeda n'est pas un faiseur de miracles mais juste un conteur qui met sur pellicule une histoire qui prend forme avec des morceaux de vie, des expériences personnelles et des faits médiatiques qui ont réellement existé. Si le déroulement du scénario et la fin peuvent paraître injuste, c'est aussi parce qu'on est les seuls derrière notre écran à en être conscients et à être rentrés pendant deux petites heures dans le quotidien d'une famille qu'on aurait probablement ignorée dans la réalité. C'est aussi là, la grande force des films de Koreeda: ne jamais essayer d'imposer son point de vue mais nous faire réfléchir un petit peu et bousculer nos préjugés. Et au passage s'essuyer les pieds sur les étiquettes. Et les étiquettes, si elles sont bien présentes ici, elles fourmillent au Japon.
Une nouvelle fois, Koreeda a su s'entourer de très bons acteurs. Lily Franky avait notamment déjà joué le rôle du père un peu gaga dans Tel Père, Tel Fils et on pourrait presque croire que c'est le même personnage; Sakura Ando est parfaitement dans son rôle, sa façon de parler et ses loques n'enlevant rien à son charme captivant; Kiki Kirin est devenue une habituée des films de du réalisateur Japonais depuis Still Walking, campant à chaque fois le rôle de la grand-mère sympathique qu'on aimerait tous avoir. C'est d'ailleurs son dernier rôle, puisqu'elle est décédée peu de temps après la sortie du film, en Septembre 2018 des suites d'un cancer du sein. Une dernière remarquable, d'une actrice qui l'était tout autant et que je regrette déjà. Une Affaire de Famille est un petit bijou, un film qui ne laisse surement pas indifférent et probablement l'une des œuvres les plus maîtrisées du conteur familial. Remarquable, tout simplement.