On peut dire que 1982 est une période particulièrement compliquée de la carrière de Demy, il sort de deux de ses pires films (il est temps de l’admettre : non, Lady Oscar et L’évènement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune ne sont pas de bons films, ils ne sont même pas passables) et d’un téléfilm assez exécrable (La naissance du jour). Le public n’est plus tant attiré par ses films, voir « Réalisé par Jacques Demy » ne fait plus vendre.
Pourtant, il le fait, il se lance dans un des projets les plus fous de sa carrière, il retourne à ses origines, à ce qui l’a fait connaître : la comédie musicale entièrement chantée. Le projet n’a pas été béni par une bonne fée : Michel Legrand, le compositeur des comédies musicales de Demy (Peau D’Ane, Les parapluies de Cherbourg et Les demoiselles de Rochefort) ne croit pas au projet, il refuse de participer. Demy trouve un nouveau compositeur en la personne de Michel Colombier. Il arrive à reprendre Deneuve pour le rôle d’Edith et Depardieu pour le rôle de Guilbaud. Ces deux acteurs veulent pourtant chanter eux mêmes, mais Demy leur refuse : il veut continuer de doubler ses acteurs par de vrais chanteurs. Les deux stars quittent le navire frustrées de ce refus.
Bref, vous l’aurez compris, ce film part mal, très mal. Et pourtant, et pourtant, Demy signe ici l’un de ses meilleurs films, un chef d’œuvre, tout simplement.
D’abord, petit résumé de la trame narrative. L’action se déroule à Nantes durant de grandes grèves ouvrières, Guilbaud, métallurgiste, y participe. Il est en couple avec Violette, elle l’aime et veut l’épouser mais lui ne le veut pas tant que ça, il l’apprécie mais ne voit pas sa vie avec elle. Il loue une chambre à Madame Langlois, anciennement Baronne mais ayant perdu son titre à la suite d’un mariage avec un homme mort plus tard à la guerre. En parallèle on voit Edith, la fille de la Baronne mariée à un marchand de télévision, riche mais complètement fou. Edith part un soir du domicile conjugal pour « faire le tapin », elle rencontre Guilbaud et lui propose une nuit à l’hôtel. Les deux amants se déclarent leur amour, c’est le coup de foudre. Je ne vais pas poursuivre plus loin mon résumé, je vais allègrement spoiler le film au long de ma critique, j’estime qu’a partir de la fin de ce paragraphe vous avez vu le film. L’histoire se présente comme une tragédie : l’unité de temps est respecté (ça se déroule en 24h), l’unité de lieu aussi (Nantes en global mais surtout l’appartement de la baronne) quant à l’unité d’action, c’est plus discutable (il y a plusieurs actions, mais l’histoire d’amour entre Guilbaud et Edith est clairement au premier plan). Le film va donc de manière parfaitement logique tomber dans des facilités scénaristiques, parfaitement excusable quand on admet que ce film est une tragédie Cornélienne/ Racinienne (coïncidence irréaliste, l’amour qui naît beaucoup trop rapidement entre Edith et Guilbaud (sérieusement, ils couchent ensemble une fois et ils sont fou amoureux à la vie à la mort, je crois déjà pas des masses au coup foudre donc ici…))
D’abord ce qui me donnait le plus d’inquiétude : les musiques. Un changement de compositeur n’est jamais anodin, surtout lorsque c’est Michel Legrand que l’on remplace. Laissez moi vous dire que Colombier arrive parfaitement à reprendre le flambeau. Aucune musique ne dénote avec le ton d’une scène. Et j’ose le dire, j’ose car j’en connais des défenseurs bec et ongle de Legrand, j’ose dire que Colombier est le meilleur compositeur qu’ait eu Jacques demy !
Mon autre inquiétude c’était les paroles et surtout l’intégration de celles ci, il y a toujours un risque dans les comédies musicale entièrement chanté : le ridicule. Malgré toutes les qualités des comédies musicales de Demy, il faut toujours 1/4 d’heure avant de rentrer vraiment dans le film, parce qu’entendre les personnages dire « J’en ai rien à foutre » en poussant la chanson, c’est assez drôle. Demy a, d’après moi, parfaitement réussi à contourner (presque effacer) le problème. Il commence en effet son film par un face à face CRS - Grévistes (en chanson bien entendu). Cette scène arrive parfaitement à nous faire accepter que tout le monde chante, l’intégration d’un chant y est logique. C’est pas rare d’entendre des chants de rassemblement dans les manifs. Ici Demy les fais scander presque comme des chants tribaux (ou comme des chœurs grecs pour renforcer le fait que ce film est une tragédie, au choix). Grace a cette scène, le fait que les personnages chantent dans le reste du film nous parait (presque) normal. La seule chose que l’ont peu vraiment reprocher aux premières comédies musicales de Demy c’est de se prendre TRÈS au sérieux. Ici, Demy corrige le problème en mettant quelques répliques clairement destinées à nous faire sourire/rire (et ça marche, les gens étaient hilares au cinéma) il est (enfin) devenu conscient que voir des situations terriblement triste avec une petite musique guillerette cela pouvait prêter à sourire.
Pour citer Leos Carax présent à la séance à La Clef (ayant eu lieu le 31 Janvier 2022) « Demy, c’est le roi du papier peint », derrière ce slogan qui me fait drôlement penser à ce qu’on pouvait voir chez les marques de lessives dans les années 50 se cache une réalité : la couleur chez Demy c’est TRÈS important. Je dois avouer que je ne me suis pas suffisamment concentrer sur les couleurs durant le film pour pouvoir en faire une analyse détaillée, l’info principale sur la couleur que j’ai retenue en voyant le film est que la maison de la baronne est entièrement rouge pour représenter la passion (au cas où : passion = amour + violence) soudaine de Guilbaud pour Edith, et d’Edith pour Guilbaud, le rouge est particulièrement foncé pour nous annoncer la fin tragique du couple. En tout cas les couleurs sont très belles et magnifiquement bien utilisées pour sublimer le jeu des acteurs et l’action.
Les acteurs sont absolument excellent, je n’ai rien à redire la dessus, les chanteurs collent très bien aux visages des acteurs. De bout en bout on y croit (sauf peut être Violette, mais j’ai du mal à dire quoi que ce soit puisque c’est la seule actrice qui a eu le droit de se doubler elle même pour le chant).
Les personnages sont certainement ce qui me plaît le plus (avec la réalisation de demy bien entendu). Ils sont tous un cliché, Madame Langlois la petite noblesse ayant perdu ses titres et sa fortune ; Edith la bourgeoise qui ne sait rien faire de ses dix doigts ; Edmond le mari toxique qui préfère voire sa femme morte que dans les bras d’un autre (j’étais avant persuadé que Leos Carax s’était inspiré de lui pour créer Monsieur Merde dans l’esthétique du personnage, mais en fait il nous a dit que non, du moins pas consciemment) ; Guilbaud l’ouvrier héroïque qui est prêt à tout pour la cause et pour sauver ses amis et enfin Violette l’amoureuse qui donne tout à son amant et qui ne reçoit que du mépris (Guilbaud est gentil avec elle mais bon…). Ces personnages objet, uniquement la pour remplir un but viennent renforcer encore une fois le côté « tragédie » du film.
Enfin, le meilleur pour la fin, la réalisation, Jacques Demy nous livre ici une performance incroyable, la caméra est toujours aux bons endroits, les mouvements sont parfaits, l’éclairage est un sans faute. Prenez n’importe quelle scene, vous n’y trouverez pas de défaut et on peut l’analyser jusqu’à la moelle.
Pour conclure, ce film est fantastique, c’est le meilleur de demy, certainement ma 3eme comédie musicale préférée. Par son discours politique, ses couleurs, son utilisation de la réalisation, sa correction des erreurs des anciens demy, ses personnages et ses acteurs, ce film arrive à atteindre une quasi-perfection.
9 / 10