Prendre la caméra à l'épaule pour surprendre l’authentique, donner du temps au temps, ne pas avoir peur des faux raccords afin d’imprimer au montage des accélérations soudaines, faire de la mise en scène un geste d'amour pour les acteurs, un espace de liberté où leur présence étincelle : telle est la méthode de John Cassavetes. Production indépendante élaborée loin des studios, entre complices de longue date ayant accepté de mettre leur salaire en participation ou de pratiquer le mécénat pour l'occasion, home-movie où le clan de l’artiste poursuit un jeu de la vérité qui tourne par moments au psychodrame, le septième long-métrage de l’auteur est le portrait quasi anthropologique d’une cellule familiale issue de la lower middle class, largement post-soixante-huitarde, mais aussi l’étude minutieuse de la fêlure qui conduit à l’aliénation une femme soumise à trop d'influences. Les séquences y sont des blocs durant plus longtemps que de raison, où les comédiens se lancent sans un quelconque projet de s’installer. Les gosses montent et descendent l’escalier trois fois de suite alors qu’on pourrait passer à autre chose, la mère reste dans un coin du plan quand bien même elle n’a plus rien à y faire. L’auteur ne balaie pas, n’évacue pas, tout chez lui est engagé et non arrivé. Du chaos et de l'effusion, de la cacophonie et de la dérision, surgit une force émotionnelle proprement extraordinaire, qui dépasse infiniment le cas présenté. Finalement la bataille que se livrent les Longhetti ne débouche sur aucune libération, mais elle aura mis à jour et peut-être épuisé toutes les comédies que doit se jouer la femme américaine des années 70. À travers le prisme d’une analyse béhavoriste, Cassavetes favorise l’appréhension intuitive de la plénitude d'un être ou de ses discordances, de l'équilibre d'une société ou de ses tensions. Sans réprobation.


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Quiconque voit le film ne peut oublier la scène où Mabel revient à son foyer après six mois d’hospitalisation psychiatrique. Dans les pleurs et le déchirement elle retrouve, étreint, embrasse ses trois enfants qui tentent de la rassurer, de prévenir toute nouvelle crise, d’étancher sa soif de tendresse en lui répétant sans cesse des "Je t’aime" gorgés de douceur affectueuse. Nick, son mari, a invité parents et amis pour leur montrer qu’elle est désormais rétablie. Pourtant, à peine a-t-elle retrouvé sa maison qu'il lui faut à nouveau assumer un rôle. Le titre suggère une menace indéfinie, quelque chose de vague et de terrible, d’inconcevable et de vrai. Sous l’influence de qui, de quoi, la vie d’une famille théoriquement idéale et si profondément unie peut-elle se dégrader ? L’auteur ne pose pas le problème en termes trop clairs, n’y apporte aucune réponse précise et ne cherche jamais à désigner de coupable. Mabel est une femme désemparée qui, afin de ne pas disjoncter, de rompre avec la routine quotidienne, commet des actes extravagants. Elle ne trouve plus les mots pour exprimer ce qu’elle ressent mais dispose en contrepartie d’un éventail quasi illimité de gestes, grimaces, tics et réactions mimétiques qui la font agiter des mains, rouler des yeux, grincer des mâchoires, comme autant de cris muets. Ni dangereuse ni agressive, elle ne peut refouler ses instincts pour se conformer à ce qui est acceptable, parce que son malheur dépasse les limites de ce que l’on supporte de voir. M. Jensen, pour qui les enfants doivent mourir en dansant Le Lac des Cygnes, n’apprécie pas du tout les fastes de son expressivité infantile. Ni les passants auxquels, vêtue d’une petite robe trop courte qui évoque irrésistiblement Barbara Loden dans Wanda, elle attend dans l’enthousiasme, les cabrioles et l’excitation euphorique le bus qui ramène ses mômes de l’école.


L’œuvre se caractérise pourtant par une certaine tolérance à la bizarrerie, très éloignée de la normalisation en vigueur. L’attitude marginale de Mabel reste longtemps acceptée : elle est jugée seulement unusual par son mari, qui refuse de lui appliquer des qualificatifs comme crazy ou lunatic et qui, cédant à la pression familiale, ne la laisse enfermer qu’à contre-cœur. Elle croit aux bienfaits de l'expression spontanée et créatrice, suscite constamment de petits happenings exaltant la beauté de l'existence. Dans son désir d'ouverture, elle craint toujours d'être en défaut, ne sait pas s'arrêter aux règles socialement admises et pèche donc par exubérance. Sa personnalité fragile cherche à retrouver parmi l’incohérence du monde extérieur, les heurts et stimuli qu’elle en reçoit, une unité d’elle-même que celui-ci refuse de lui reconnaître. Lorsqu’au petit matin Nick, contremaître dans le bâtiment, invite ses copains de chantier pour un repas de spaghettis, tous soulignent les petites anomalies de Mabel ; l’un, qui la connaît bien, lui parle lentement et en recherchant des mots simples, comme à un gosse ou à un sourd circonscrit dans un type de relation spécifique. La scène s'articule autour de ses efforts éperdus pour établir un contact franc et disert, demandant à chacun son nom et le nombre de ses enfants, créant un embarras général qui exaspère son mari et fait fuir tous les convives. C'est précisément là que se situe son malaise : dans la crainte d'être perçue comme "mauvaise" par autrui, dans l’angoisse de la division entre l’image qu’elle perçoit d’elle-même et celle qu’elle projette à son milieu. La société autour de Mabel reçoit des signes (clignotant rouge : danger, folie probable) et répond : internement.


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Cassavetes rend ainsi la fiction constamment perméable à l'énergie négative du déséquilibre mental de Mabel qui, tout en s'acharnant à essayer d’organiser le bonheur et l'harmonie générale, ne fait que provoquer le désordre, la gêne, la fatigue et la destruction. Cette fureur insidieuse, le film la livre telle quelle, sans la rendre aimable mais sans la condamner, avec une rigoureuse honnêteté qui ne laisse jamais la tension dramatique s’édulcorer en se rationalisant à travers le discours. Il trouve là sa justesse inouïe autant que son harassante puissance physique, celle d’une charge éprouvante, d’une grande claque assénée sans retenue. Le réalisateur maîtrise à la perfection les symptômes et épiphénomènes contradictoires d’une communication déréglée : que la folie se propage sur les modes alternés de la gaieté et de la panique ou qu’elle soit tenue en respect par des réactions de rejet, l’instabilité est constante, son emprise ne se relâche jamais, comme si la caméra ne pouvait se détacher de ces visages trop lisibles et de ces corps si envahissants dont elle capte les vibrations avec une rage désespérée. La mise en scène donne l’impression d’être dans une zone d’aiguillages où le moindre détail compte, le moindre mot, le moindre geste, un bruit, un soupir, un rythme de respiration. Sa démarche sensitive se double d’une "musicalisation" de l’intériorité de Mabel, de la dimension magnifiante de l'opéra à celle plus pathétique du piano, où la tenue d'une note unique renvoie à une sorte de solitude tragique. En enregistrant la névrose comme secousse sismique sans jamais la commenter, en la représentant sans aucun arrangement qui tendrait à rendre acceptable l’inaccepté, le cinéaste dévoile également son vrai sujet : l’histoire d’un homme et d’une femme qui ne parviennent pas à être simplement deux, séparés par la vie, le travail, les autres. Tout le récit témoigne d'une insatiable prodigalité affective, d'une intensité rare et épidermique des sentiments. Il dépeint une relation de couple fusionnelle où l’un (Nick) se débat sans relâche pour faire en sorte que l’autre (Mabel) soit entièrement elle-même.


Le comportement de cette dernière apparaît en effet comme un don, au sens de don de soi et du talent que l’on reçoit. C’est le génie d’inventivité débordante dont elle ne cesse de faire preuve lors de la première partie (avant son enfermement), excitée par tout ce qu’elle rencontre y compris le très familier, profondément attentionnée envers tous ceux qu’elle croise, ne fût-ce qu’un instant. Mais sa sollicitude procède aussi d’une capacité à épouser l’ensemble des registres pathiques, de saisir au moindre frémissement chaque affect, chaque élan émotionnel chez l’autre, quitte à le prolonger à l’outrance parce qu’en soi il se met à résonner trop fort. C’est ainsi qu’elle peut décrocher d’une réplique à l’autre : "Get back to your coffin !", lance-t-elle au pauvre docteur Zepp, provoquant l’hilarité au beau milieu de sa douloureuse crise d’hystérie. Elle ordonne les cérémonies de joie, elle est chaque fois le foyer triste ou brûlant de la réunion. Ses apparitions organisent soudain un espace jusqu’alors amorphe : elle n’est pas folle d’une différence irréparable d’avec les autres mais se trouve au contraire au principe même de la communauté, recueillant la socialité de tous au risque de la présupposer et de devoir, à elle seule, la faire advenir. Une propriété cependant la distingue et la définit : elle a un projet, une ligne de conduite, de sorte qu’elle semble vivre selon des initiatives sans cause qui ressemblent à la liberté même parce qu’elle en est seule souveraine. Son programme tient en cinq arguments : "Love — Friendship — Comfort — I’m a good mother — I belong to you". En ce sens, à rebours des agissements indécis, hésitants et surdéterminés par le social de son entourage, son action relève d’une clarté et d’une simplicité absolues.


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Sans qu'il y ait prévalence d'une dimension sur l'autre s'expose aussi le partenariat d'une actrice et de son metteur en scène. La maison, avec ses frontières symboliques, sa scène principale, ses coulisses et la faculté de Mabel à transformer tout espace en tréteau, abrite d'abord un théâtre et sa troupe. Les dialogues de retrouvailles devant la famille assistant à l’opération et elle aussi mobilisée ("Come on ! Stop with the jokes ! Conversation ! Normal conversation ! Family atmosphere !") sont la récitation des conseils rituels du réalisateur au comédien ("Just be yourself. Be yourself ! Do what you want !") ou les requêtes naturelles du comédien à son metteur en scène : ("How am I doing ?"). Et si Nick demande à Mabel de parfaire son expression favorite ("Give a beh-beh ! Better than that, a real be-beh !"), c'est le film même qui réclame à Nick, très applaudi lui aussi lorsqu'il refuse au téléphone d'aller travailler, ou lorsqu’il se déshabille sur le plateau du camion, de répéter son texte : son observation insignifiante à propos de l'apparition subite des enfants dans la rue après des mois d'absence est offerte en deux déclinaisons, la première un peu plate, comme une lecture à l'italienne, la seconde sur-expressive. Sur la même situation et la même trame narrative sont données successivement la version de Mabel puis celle de Nick, et il faut aussi comparer la fête pour M. Jensen décidée par elle et le pique-nique maritime organisé par lui, complètement raté également, mais que suit une description magnifique de l'affection paternelle. Ceci indique une fonction essentielle de l’acteur selon Cassavetes : il se tient au sortir de la consistance des choses, là où tout reste à inventer, là où le moindre geste crée un monde et la rencontre avec l’inconnu.


Et puis il y a ce trésor incomparable qui se nomme Gena Rowlands. Sa générosité extravertie incarne électivement l'univers du cinéaste : excès de parole traduit par la logorrhée, excès bouffon (onomatopées et mimiques connotant la régression au burlesque de l'enfance), marqué par la gestualité d’un body language particulièrement imaginatif qui emprunte au répertoire américain (le "Stand up for me, Dad" repris au James Dean de La Fureur de Vivre) ou napolitain (les gestes de malédiction), et qui remonte le plus souvent aux origines de l'art de l'acteur : la danse, la saltation, la pantomime. À mi-chemin du naturel et de la stylisation, des clowneries et du lyrisme, son époustouflante performance poétise la réalité la plus simple. Diva par sa stature et son excentricité, elle exhausse jusqu'à la magie la banalité des actes quotidiens, en les parant de cette vérité emphatique dictée exclusivement par les grandes circonstances de la vie. L'une de ses inventions l'amène à se pencher sur un un ouvrier noir amené par Nick pour le petit déjeuner, et qui s'est mis à chanter Céleste Aïda de Verdi. Mabel s'approche, s'incline, beaucoup trop près de son visage, de sa bouche, de sa voix. Elle cherche le secret de la beauté, elle semble ausculter l’homme comme si elle y voyait la sensation du chant et qu’elle nous en offrait l'intuition. À l’image de cet instant, l’œuvre appartient à une tradition travaillant au plus profond des formes inspirées par leur matériau, dynamisée par cette idée que l’art enregistre l’histoire de l’humanité avec plus d’exactitude que les documents car il s’adresse à une souffrance réelle et non à une apparence des passions. Ici seulement commence le réalisme, le souci du réel, de la présence et des effets du présent qui bouleverse tant dans le cinéma de Cassavetes. Une Femme sous Influence, cette expérience de l’hypersensibilité plongeant au sein de la chaleur et de l’écorchure, de la détresse et de la compassion humaines, en témoigne comme nul autre film.


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le 4 juil. 2012

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