Puisqu’il n’est jamais trop tard pour écrire une première critique et sortir de l’ombre confortable des abonnés fantômes, je vous livre ici un ressenti qui se veut personnel de l’œuvre de Cassavetes (avec en pièce maîtresse « Une femme sous influence »). Encore un peu trop éloignée des experts cinéma quelque peu castrateurs qui abondent sur ce site et dont je me nourris chaque jour, il m’a paru plus intéressant d’utiliser un axe qui m’est cher : la psychologie. A bon entendeur.
Cassavetes, c’est le cinéaste souvent cité dans les « 50 meilleurs films sur…» la folie, l’ivresse, le deuil, la solitude et autres sujets appétissants... Mais se contenter de ce descriptif, c’est passer complètement à côté de l’ambition gigantesque de son cinéma : la quête obsessionnelle d’une vérité émanant des êtres. A la différence d’une majorité de films conviant ces thématiques, Cassavetes évite l’écueil d'une description chirurgicale de la maladie mentale (type DSM pour les connaisseurs) ou encore l’explication de causes traumatiques nécessairement spectaculaires et objectives à l’origine des symptômes. A ces gimmicks permanents, Cassavetes préfère l'observation minutieuse du comportement humain, pour le moins inadapté, mais jamais tant éloigné de chacun d’entre nous ; preuve que la folie n’est que l’expression exacerbée d’angoisses primaires partagées par tous (eh oui !). Sur le visage de Gena Rowlands (actrice fétiche et par ailleurs femme de Cassavetes), c’est l’humanité qui défile.
Ces films me sont d’autant plus indispensables que nous appartenons à un monde où toute complexité semble devoir être gommée au profit d’une immédiateté et d’une efficacité quantifiable. En effet, je me fais le témoin d’une clinique qui tend de plus en plus à réduire, catégoriser et stigmatiser l’humain à une série de « traits », de symptômes représentatifs d’une maladie ou d’un syndrome qu’il faudrait pouvoir détruire afin de permettre à un individu « sain » d’émerger. Que sont ces nouvelles tendances aux thérapies cognitivo-comportementales sinon celles de définir des normes propres à l’individu dit « normal » vers lequel il faudrait tendre à tout prix… La psychanalyse (théorie, vous l’aurez compris, à laquelle je souscris davantage) a pour but inverse de respecter et d’entendre le symptôme comme partie intégrante du sujet, pour interroger le sens qu’il renferme. L’objectif premier serait donc davantage un gain de liberté qu’une guérison (qui viendrait de surcroit selon l’ami Sigmund) et encore moins l’accès à une prétendue « normalité ». Or, je crains que le cinéma actuel ne se fasse parfois l’écho de cette tendance à l’uniformisation des comportements et l’effacement de la subjectivité.
Prenons « Une femme sous influence » par exemple : plutôt que de filmer la folie comme un état clinique terrifiant et abêtissant, Cassavetes nous présente une femme au comportement étrange, inquiétant et ambigu, semblant se débattre avec ce qui la tient encore dans la réalité. « Sous influence » en effet, de l’alcool d’abord (traduction manifeste de « Under the influence » en anglais) mais peut-être plus encore du monde qui l’entoure. « Dis moi ce que tu veux, dis moi comment tu me veux ? » supplie Mabel dont la recherche de perfection tend davantage à la destruction de son identité qu’à son épanouissement. Réduite à des artifices sociaux et dépourvue de substance humaine, Mabel cherche par différents moyens à résister à l’anéantissement qui la guette et à vivre malgré tout. La folie non comme un dysfonctionnement donc, mais comme une tentative d’exister et de trouver une solution, sans doute vaine, à cette perdition progressive. C’est donc tout un pan de la société qui est décrié : face à un monde mécanique et désincarné, le délire reste parfois l’unique recours… A la folie explosive de Mabel s’ajoutera rapidement la détresse intérieure mais non moins virale de son mari.
Venons-en maintenant au fabuleux « Opening Night » dans lequel Myrtle (à nouveau interprétée remarquablement par Gena) livre un combat assez similaire à celui de Mabel. En effet, cette actrice notoire perd pieds à la suite d’un accident mortel survenu devant ses yeux. Confrontée à sa propre finitude, c’est une faille béante qui s’ouvre devant elle, laissant place à une détresse douloureuse et une difficulté à vivre touchante car universelle. A nouveau, cette « folie » naissante se présente sous forme d’une lutte, d’un appel à la liberté et à la vie qui se cristallisera lors d’une dernière scène bouleversante, dans laquelle Myrtle parvient à retrouver sa dignité et sa force dans un acte de création ultime.
Les protagonistes s'attelent ainsi à une lourde tâche : celle de se retrouver en tant que sujet malgré les circonstances et les douleurs inhérentes à la vie humaine. N’est-ce pas ce que fait Cassavetes lui-même lorsqu’il réalise le sublime « Love Streams » quelques mois seulement avant son décès, alors qu’il se sait très malade ?
A nouveau, j’ai le sentiment de servir une ambition similaire lorsque je tente d’aider le patient à se retrouver en tant que sujet pensant et donc acteur de son histoire malgré le lot de souffrances auquel il doit se confronter. Le fantasme, permettant de couvrir à minima ces failles douloureuses, n’est-il pas une forme de scénario, de cinéma privé permettant de filtrer les accrocs de la vie et de remplir le vide originel menaçant ? C’est finalement lorsque ce voile se déchire et laisse le sujet désarmé et nu face au réel que le délire s’installe, comme une solution ultime pour le recouvrir… Il faut alors au patient réinventer autre chose pour tenter de dissimuler la déchirure et la colmater. Le cinéma comme la psychanalyse ne seraient-ils pas deux tentatives d’y accéder ?
Par ailleurs, l’absence de repères habituels entre bien et mal, la complexité des personnages provoquent un certain malaise chez le spectateur qui se retrouve aussi bien dans le regard, souvent jugeant et agressif, de l’entourage dit « normal » ; mais tout autant dans la fragilité et le désarroi de celle dite « borderline ». La scène du repas dans « Une femme sous influence » communique une gêne et un trouble qui nous sont familiers : le regard baissé du spectateur face à la déchéance d’autrui (je vous invite à observer une scène quotidienne dans le métro lorsqu’un fou y fait son nid).
C’est donc la question de la « normalité » qui se pose à nous. Est-elle là où on la pense à priori ? Existe-t-elle ? De quel côté nous trouvons nous ?
Cassavetes se refuse ici à nous livrer un sens et une vérité définitifs. Il ne prétend aucunement mettre en lumière l’intégralité des causes provoquant ces souffrances. A l’instar d’un (bon) clinicien qui se laisserait porter par les associations, les rêves et les pensées d’un patient, il nous laisse libre d’interpréter à notre guise sans qu’un fait objectif et écrasant vienne « résoudre » à lui seul l’intégralité de l’énigme.
Bien entendu, une flopée de films utilise et s’amuse des notions vulgarisées de la psychanalyse (traumatisme, refoulement, œdipe et autre stade anal). Ce n’est en aucun cas l’apanage des mauvais films, Hitchcock et De Palma en sont la preuve. Les visées sont simplement différentes et mes attentes autres.
En revanche, cela devient plus inquiétant lorsque la clinique elle-même revêt cette forme de pensée simpliste. Par exemple, les traumatismes sont aujourd’hui davantage reliés à la gravité des faits objectifs (attentats, crime, etc.) qu’à la réalité subjective du patient ; quitte à hiérarchiser les souffrances, abreuver le patient de conseils et consignes et ne plus entendre son ressenti interne pourtant souvent tant éloigné de la réalité communément admise. C’est ainsi que Myrtle est dirigée vers une diseuse de bonne aventure, manière de se débarrasser d’une détresse encombrante.
Enfin, il me semble que le scénario ne peut à lui seul expliquer cette ambiance cassavetienne. Pour atteindre un tel niveau d’authenticité, Cassavetes a recours à différents procédés de mises en scènes : caméra à l’épaule, il privilégie de longs travellings et plans séquences qui, s’ils déroutent par moments, permettent cette intimité troublante avec les personnages et l’expression des émotions les plus pures (à cela s’ajoute la tendance à l’improvisation souvent de rigueur sur les plateaux). Davantage que le langage - plutôt représentatif de l’aliénation déjà citée - ce sont les mouvements du corps qui sont autant d’indices de l’intériorité du personnage. Si le langage a toutefois son importance, c’est qu’il est à la fois signe de l’aliénation sociale (il n’y a qu’à voir les tentatives désespérées de Mabel pour s’en saisir) et de perdition ; un langage qui se fragmente, se désagrège en onomatopées ou borborygmes inintelligibles. Le langage ne fait plus lien avec l’Autre. Il suffit d’observer les formules de politesse répétées de Mabel comme autant de tentatives vaines de se reconstituer comme sujet.
Mabel et Myrtle dévoilent ainsi le visage d’une folie sans nom tentant d’échapper à l’emprise d’un cadre étouffant et sclérosant et à l’aliénation qui en découle.
Si Cassavetes est bien loin d’être un cinéaste à thèse, il permet toutefois de s’interroger sur le vide existentiel auquel nous confronte la modernité, et sur les réponses actuelles de notre société néolibérale qui ne font, selon moi, qu’accentuer cet état de fait. Dans un monde en perte de sens où l’homme a évacué l’autre du lien, quoi de plus important qu’un retour à une parole « pleine » pour transformer le tragique de répétition en acte de création. S’il ne me vient pas à l’idée de remettre en question certains apports des thérapies actuelles, il me semble en revanche crucial que la psychanalyse puisse continuer d’apporter un regard complexe et loin de toute objectivation statistique. L’analyste devient alors "plus qu'une main tendue de l'autre côté de la rive" : il permet de renouer avec soi au travers de la relation à l’autre.
Cassavetes, derrière une vision parfois assez pessimiste de notre existence, semble proposer un vibrant plaidoyer pour la rencontre des corps, des mots, seul remède possible à cette absence de sens qui nous assaille.