Avis issu de la projection de 2016 à la Cinémathèque et qui fut tout de même problématique par l'absence d'accompagnement musical. Il existe pourtant une version sonorisée mais celle-ci est calée sur une projection à 24 i/s bien trop rapide. Nous avons donc eu droit hier à une projo respectant les 18 i/s mais strictement muette (ce qui est un peu sadique quand la séance début à 22h !)
Malgré donc un coup de fatigue durant le tiers central, il faut reconnaître qu'on est face à un film qui mérite sa réputation et son rang de chef d’œuvre mondial qui avait alors crée l'enthousiasme au quatre coins du monde.
C'est tout d'abord au niveau de l'histoire que le film se démarque : aucun intertitre de présent (il semble qu'il y avait tout de même un benshi et musiciens à l'époque au Japon) pour une intrigue inévitablement nébuleuse où l'on ne comprend pas grand chose si ce n'est qu'un homme d'un certain âge tente de faire sortir sa femme d'un asile. Le film entier est une sorte de long cauchemar, ou plutôt de succession de cauchemars tant on a l'impression d'assister à plusieurs réveil, d'émerger vers une réalité plus palpable avant de replonger de nouveau dans la folie et les hallucinations.
Ainsi plusieurs éléments du scénario ne sont pas clairement compréhensibles si on a pas lu de résumé ou s'il n'y a pas de présentation : l'épouse démente a noyé son fils et la fille du couple vient parler de son mariage à son père, devenu gardien de l'hospice.
C'est par moment bien trop abstrait pour pouvoir se raccrocher à quelques repères mais d'autres éléments renforcent justement ce glissement vers l'aliénation qui contamine l'écran tout entier où l'on ne parvient pas à savoir ce qui se rapporte aux flash-back, au rêve/fantasme ou à la réalité.
Quoiqu'il en soit, le narratif est presque superflu tant le film fascine et impressionne avant tout pour son imagerie visuelle et sa réalisation expérimentale.
Kinugasa avait pour volonté de créer un nouveau courant qui serait une synthèse de tous les différemment mouvements avant-gardistes : on croise l'expressionnisme allemand et son approche psychique torturé (même s'il ne reprend pas les décors déformés, il est difficile de ne pas songer au Cabinet du docteur Caligari qui prenait place lui aussi dans un asile), l'impressionnisme d'Abel Gance (en particulier la folie du docteur Tube et la Roue) ou encore les théoriciens russes.
Une page folle est donc une sorte de laboratoire permanent jouant constamment sur les contrastes violents, les ombres menaçantes, quantité de mouvements de caméra, de nombreux effets de déformations (parfois très abstraites) où l'image semblent fondre, se multiplier ou s'évaporer, un montage très rapide qui s'accélère régulièrement en rajoutant de surcroit des surimpressions ou encore l'utilisation de voile placé entre les comédiens au premier plan et le fond de l'image, créant un stupéfiant effet de flou vaporeux comme si on était devant des incrustations ou des acteurs filmés devant un écran mais sans avoir cette perte de qualité d'images. Sans oublier donc les flash-backs et autres symboles/paraboles tel cette danseuse qui ouvre le film et qui reviendra à plusieurs reprises.
C'est parfois trop obscurs pour être subjuguer du début à la fin (d'autant que plusieurs procédés sont assez répétitifs) et que par manque de "compréhension" le résultat n'est pas nécessairement viscéral. Par contre quand tout les éléments se mettent en place, on touche alors de véritables sommets cinématographiques comme les 20-30 dernières minutes où l'on bifurque dans le mythe d'Orphée et d'Eurydice tandis que la réalisation se teinte de très beaux moments de poésie développant cette idée d'une folie refoulée au sein de la société avec la séquence des masques que portent les pensionnaires de cette hôpital psychiatrique.
Je pense que pour l'époque (et pour un long-métrage), aucun film n'avait poussé aussi loin cette volonté de casser tous les codes en place et de vouloir créer un nouveau langage cinématographique (les artistes ayant participé à l'aventure de ce film appartenaient au mouvement de "l'école des nouvelles perceptions"). Typique du genre d’œuvre trop riche et radical pour en apprécier toutes les qualités en un seul visionnage. Sa richesse visuelle est tellement dense qu'on doit le redécouvrir à chaque nouvelle vision je pense.
Ps : l'année suivante, j'ai pu découvrir le film dans la restauration 4K signée par Lobster et présentée à l'Etrange Festival avec accompagnement musical d'excellente qualité. En revanche, le montage m'a semblé différent à plusieurs endroits. Contrairement à la légende, le film a en effet survécu au travers de plusieurs copies qui présentent des variations. Mais il est compliqué de savoir laquelle est la plus proche de la vision de Kinugasa (qui l'avait peut-être remonté pour ses présentations internationales ?)