Dès les premières images du film de Thomas Stuber reviennent en tête celles du reportage de Cash Investigation diffusé en 2017 sur France 2. Il décrivait le quotidien d’employés de Lidl, soumis à des rythmes de travail effrénés, amenés à porter jusqu’à 8 tonnes de produits par jour au péril de leur santé, dans l’indifférence totale de décisionnaires invisibles. Une valse dans les allées dresse un portrait comparable de la grande distribution par une approche moins frontale mais fortement cinématographique, dont le constat est finement abordé mais tout aussi cinglant.
Par une plongée au cœur de l’un des entrepôts d’un grossiste allemand, nous assistons aux débuts du jeune Christian au sein du rayon des boissons : il y découvre un amour naissant pour Marion, son homologue des confiseries, et un respect réciproque pour son mentor Bruno. Les images nous présentent avec réalisme et humour une équipe soudée, humaine, touchante, solidaire, bienveillante et soucieuse de bien travailler, semblant parvenir à gérer la pression d’un quotidien dicté par l’impitoyable pression productiviste – dont la période de Noël incarne la démesure.
Alors que l’hypermarché offre le mirage d’une stabilité, l’image d’un microcosme rassurant et protecteur – l’illusion est bien rendue à l’écran par des ballets de chariots élévateurs sur fond de musique classique et de vagues apaisantes – c’est une effroyable pression qui broie subtilement les employés. Celle des objectifs, des cadences, de la surveillance, des pauses chronométrées. La découverte de Marion, Bruno et Christian fait poindre une très grande instabilité personnelle des trois personnages dont l’on craint à tout moment qu’ils perdent le contrôle. C’est là l’un des plus cyniques aspects du système capitaliste qui est finement dépeint : en prétendant faire grandir ses sujets, il les asservit violemment sous un prétendu devoir d’allégeance à l’effort commun. La nuit, dans son lit, de retour d’une journée éreintante, Christian avoue n’attendre qu’une chose : la réouverture de l’entrepôt, le lendemain, pour s’adonner à son engagement professionnel. Là encore, on ne peut s’empêcher de penser à ces hôtesses de caisse chez Lidl qui, sur France 2, décrivaient la fidélité absolue développée à l’égard de leur employeur, avant d’être licenciées sans état d’âme pour la « faute grave » de s’être détruit les poignets au travail.
La violence du constat n’est que renforcée par l’absence évidente de responsables identifiés, de dirigeants incarnant cette autorité pourtant inflexible et très organisée. L’équipe de l’entrepôt survit, s’entraide, se serre les coudes, sous la pression d’une menace permanente qui n’a pas de visage ni de nom, et n’apparaîtra jamais à l’écran. Elle est cependant bel et bien présente et s’exprime par des règles absolues connues de tous, répétées quotidiennement, telle l’interdiction formelle de piocher dans les poubelles de vivres périmés encore consommables. Une règle qui semble faite pour être transgressée, pour justifier une punition finalement inévitable, un duel dont l’issue est jouée d’avance.
Et le film poussera l’expérimentation à l’extrême : même confrontée à la mort par le travail, la machine productiviste fonctionnera de plus belle, sans pause, sans pitié. La consommation restera reine ; le client, plus que jamais la priorité. Et surtout, il ne devra pas manquer un seul paquet de cookies (cancérigènes) sur l’étal à l’ouverture du magasin.
Davantage que la « romance savoureuse » décrite par le distributeur du film, Une valse dans les allées me semble être un grand film social dont la puissance n’est pas sans rappeler celle des œuvres de Stéphane Brizé. Peut-être encore plus glaçante : car ici, nos personnages sont dans une vulnérabilité telle qu’ils ne sont ni conscients de leur propre fragilité, ni organisés pour défendre leur survie…