Une Bovary qui aurait échappé au suicide...

Un père et sa fille, jeune femme, s'activent aux soins d'un jardin baigné de soleil. Leur complicité, leur bonheur, semblent profonds, en décalage avec le caractère anodin de ce qui les occupe. D'emblée, Stéphane Brizé confère une intensité flaubertienne à cette héroïne de Maupassant et Judith Chemla, qui prête sa sensibilité et sa délicatesse à la figure de Jeanne Le Perthuis des Vauds, vit et reçoit le monde de manière vibrante, à la façon d'une Félicité, dans "Un Cœur simple". Mais le cadre est étroit, puisque le film n'occupe qu'un espace presque carré à l'écran : bords limités, champ de vision resserré, à l'image du destin qui se profile pour cette bourgeoise de province, sans latitude, sans envergure ni réelle perspective.


Avant de passer à sa réalisation, Stéphane Brizé a laissé mûrir en lui le projet d'adaptation de cette œuvre durant de longues années. C'est ainsi par l'effet d'un choix très délibéré qu'il fait se succéder dans son long métrage les différentes étapes de la vie de son héroïne en montrant les effets des événements clés plutôt que ces saillies elles-mêmes : la rencontre, organisée par le curé, avec celui qu'on lui destine pour époux, homme fragile et instable superbement incarné par le trop rare Swann Arlaud, puis leur mariage, sont assez précisément exposés. Mais ensuite, on retrouve Jeanne devenue maman d'un jeune garçon, bientôt trahie par son versatile époux, trop sensible à la sœur de lait, devenue chambrière de sa femme. La narration entremêle scènes de tendresses, agrippées à un bonheur auquel tous veulent croire, et visions en flash vers un futur en prolepse qui dévoilent les effondrements à venir. Dans ces moments qui s'appuient sur un point de vue vacillant, comme égaré entre souvenirs nostalgiques et conscience d'un futur inévitable, le son est volontiers décalé par rapport à l'image, soulignant les failles, les lignes de fracture.


L'intrigue progresse ainsi vers les drames pressentis, drames qui prendront la forme d'une succession de pertes, signalées de manière allusive, dans l'évitement complet de leur caractère à la fois sensationnel et superficiel : la nouvelle trahison conjugale et son issue aussi fatale que violente, le départ puis l'éloignement définitif du fils, campé, devenu jeune homme, par Finnegan Oldfield, les morts de la mère puis du père, la ruine, la nécessité de quitter le domaine, seulement secondée par la fidèle servante, revenue vers son ancienne maîtresse, de laquelle elle s'était trouvée éloignée du fait de sa grossesse infâme... La suppression à l'écran des événements saillants, tout juste indiqués, permet de dérouler la vie de l'héroïne dans sa linéarité la plus plate et la plus monotone. Est ainsi adoucie la cruauté pourtant très affirmée de Maupassant vis-à-vis de ses personnages, au profit d'une bovarysation de la figure principale, pauvre souris de laboratoire coincée dans la nasse de son cadre trop étroit. Mais la différence avec le personnage de Flaubert est aussi soulignée puisque, autant l'on aura vu Emma se débattre et se tourmenter pour modifier son quotidien, au point de préférer s'y soustraire, autant on assiste, ici, à des soubresauts de moins en moins marqués, à un lent enlisement dans l'insupportable qui va finalement conduire à ce verdict inouï de relativisme extrême : "La vie, voyez-vous, ce n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit".


Acceptation suprême qui, étrangement, provoque un effet encore plus désespérant que le refus de sa propre condition. Par sa relecture de Maupassant, Stéphane Brizé réussit la prouesse d'inscrire dans nos yeux l'image d'une Bovary, certes vivante à la fin de l'œuvre, mais infiniment plus désespérée que l'héroïne flaubertienne, puisqu'aucune échappée, aucune libération ne se sera offerte à elle.

AnneSchneider
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le 15 déc. 2016

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Anne Schneider

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