Franchissant l’Atlantique, Terrence Malick campe l’intrigue de son dernier opus en terre européenne, et plus précisément sur les flancs des altières montagnes autrichiennes.
Il s’inspire pour cela des lettres et écrits de prison rédigés par un modeste paysan, Franz Jägerstätter (20 mai 1907 - 9 août 1943), ayant refusé de rejoindre les rangs de l’armée autrichienne, embrigadée aux côtés des nazis, durant la Seconde Guerre Mondiale. Resserrant l’action, Terrence Malick concentre le scénario sur ces années, d’abord heureuses, à la suite du mariage avec la femme aimée, Fani (Valerie Pachner), et alors que le nazisme semble ne jamais devoir atteindre les alpages auxquels s’agrippe le village de St Radegund ; puis tourmentées, dans un premier temps par l’attente de l’ordre de mobilisation, puis par les incarcérations successives provoquées par le refus de combattre au cœur d’une guerre que Franz qualifiait d’« injuste », puisqu’elle « tuait des innocents ».
Malick excelle dans le déploiement d’une sorte de grand souffle épique, que celui-ci traverse les ères, comme dans « The Tree of Life » (2011), ou, plus modestement, les années d’avant-guerre, comme ici. Leur succession est en effet dépeinte avec une fluidité parfaite par le jeu du montage enchaînant, dans un emballement heureux porté par la belle musique de James Newton Howard, les différents états des paysages et de la végétation. Ces premières minutes du film brossent une série de tableaux animés, saisissant la vie comme elle va, peuplée de bruits, au gré des naissances, des travaux de la terre, des jeux amoureux ou avec les enfants.
L’entreprise se gâte lorsque, la source conflictuelle commençant à délivrer son fiel, les protagonistes se mettent à devoir produire d’autres sons que des cris, de vagues interpellations ou des rires ; bref, qu’il leur faut causer... Explose alors, de manière aussi criante que la beauté des paysages, le problème central du film : la langue... En effet, alors qu’il a réuni un casting germanophone de choix, Malick a décidé de faire s’exprimer ses acteurs en anglais, pour ne pas dire en américain ! Pour quelles raisons ? On voit mal ce que celles-ci pourraient être d’autre que commerciales... Pire : au lieu d’assumer ce choix et de le tenir jusqu’au bout, Malick, tout de même pas très fier, sent la nécessité de faire « couleur locale » ; c’est ainsi que tous les échanges d’arrière-plan se font dans la langue du cru, l’allemand, mais un allemand réduit à un obscur dialecte que trop peu de linguistes connaîtraient encore, puisque ces conversations ne sont pas sous-titrées, produisant seulement une vague musique indigène. Musique, qui plus est, caricaturale, puisque ces mots sont plus souvent criés, éructés, mâchonnés ou hachés, que posément articulés, puisqu’ils interviennent dans les disputes paysannes ou les proférations militaires. Et l’on ne peut s’empêcher de songer qu’il est plus que gênant de prétendre simultanément poser en héros un résistant à l’hégémonie nazie et afficher sans gêne ni complexe l’hégémonie de la langue commerciale par excellence qui règne sur la planète pour des raisons tout autres qu’humanistes ou altruistes.
Et lorsque, les minutes défilant, le héros se voit paré d’une aura presque christique pour couronner son sacrifice à ce qu’il estime être « juste », la gêne se mue en sensation d’assister à une imposture qui s’ignorerait elle-même, tant elle se ferait pour ainsi dire candidement. Parallèlement, autant l’objectif en grand angle de la caméra joliment baptisée Red Epic Dragon pouvait se justifier pour embrasser l’ampleur vertigineuse des paysages, autant son utilisation systématique, lorsqu’il se pose sur des visages, dont il tord et déforme les traits, laisse perplexe. Et l’on se prend à déplorer la folie des grandeurs nord-américaine, son goût pour la « king size » qui peut la conduire à massacrer ainsi des faces humaines...
On la déplore d’autant plus que, par ailleurs, le film regorge de qualités dont on aurait aimé que rien ne vienne les ternir. Au premier rang desquelles figure l’interprétation du personnage central par l’acteur allemand August Diehl, déjà si souvent vu et apprécié (« Le Jeune Karl Marx » 2017, « En mai, fais ce qu’il te plaît » 2015, « Confession d’un enfant du siècle » 2012, « Qui, à part nous ? » 2011, « Les Faussaires » 2008, « Je suis l’autre » 2007, « Parfum d’absinthe » 2004, pour ne citer qu’eux et ne pas non plus remonter avant 2000...). Il sauve l’œuvre, par la sensibilité et la subtilité de son jeu, qui allège la tunique christique que l’on veut lui faire revêtir, en ramenant son personnage à sa dimension purement et intensément humaine. Le couple formé par Franz et Fani est des plus convaincants ; vibrants dans le bonheur et l’étreinte, ils sont déchirants dans les tourments et la séparation. Et l’on prend plaisir à voir revenir d’entre les morts Bruno Ganz, toujours impressionnant d’humanité. Sans compter les autres acteurs, allemands ou autrichiens, entourant le couple central : Maria Simon, Franz Rogowski, Tobias Moretti, Karin Neuhäuser, Ulrich Matthes, Martin Wuttke...
Les paysages de montagne qui orchestraient la première phase, heureuse et comme inaccessible à la guerre, sont recueillis superbement par Jörg Widmer à l’image. Cette façon de dresser la montagne, non seulement comme cadre, mais presque comme personnage de l’action qu’elle va abriter, n’est pas sans rappeler le beau « Frère Sommeil » (1995), de Joseph Vilsmaier, qui s’ouvrait également sur des vues aériennes encore magnifiées par le choral de Bach qui retentissait sur leurs cimes.
Car l’entrée en matière était prometteuse : les vues naturelles étaient précédées par des images d’archives des rassemblements et parades nazies. Déjà accompagnées par un passage de la superbe « Passion selon Saint Mathieu » de Bach, ces alignements monumentaux des troupes nazies conféraient un caractère inhabituellement inquiétant à la magnifique architecture qui charpente les œuvres du grand Jean-Sébastien... Amorce d’une réflexion sur les ambiguïtés de l’âme allemande ?... On eût aimé.