Un film de Malick est toujours la promesse à venir d'un plaisir visuel doublé d'une interrogation métaphysique qui lui confère les qualités d'un plat gastronomique aux saveurs subtiles et délicates, tenant par là plus de l'art que de la technique. Il peut arriver que la sauce manque de liant (À la merveille) ou de sel (Knight of cups), mais toujours demeure la garantie d'une fête gustative de haute volée. Dans Une vie cachée, ce plaisir est immense.
Malick est un cinéaste des hauteurs, et il le prouve en enracinant son film dans les montagnes autrichiennes dont les sommets touchent le ciel de leurs dentelles effilées. Hauteur de vue, hauteur d'âme, chez Malick tout devient Majuscule. L'anecdotique, l'événement contingent s'évaporent pour se transcender dans l'universel. Chaque geste, chaque attitude, chaque action perdent leur banalité pour se métamorphoser en topique, soit une catégorie générale .Ce glissement permanent de l'image vers le concept est certainement la marque de fabrique du cinéma malickien. Ainsi, le fauchage des blés devient l'idée du Travail, la main qui enfouit une pomme de terre celle de la Terre Nourricière, une paysanne qui se baisse et aide à ramasser les légumes d'une brouette renversée celle de la Solidarité, la vocifération d'un soldat nazi celle de l' Humiliation, et ainsi de suite. Tout le cinéma de Malick est conceptuel alors même qu'il met en jeu une physique des corps. Ici, les corps sont malmenés, qui par la dureté du travail de la terre, qui par les sévices imposés par les soldats allemands. Mais le chant de la terre les annoblit en leur restituant une grandeur et une solennité qui entre en résonance avec celles des paysages.
Parler de lyrisme est presque un lieu commun chez Malick, tant ses films ressemblent à des symphonies : images magnifiées par l'usage du grand angle, fusion de la Nature et de l'Homme dans un panthéisme généralisé, rapprochement permanent de l'idée de Beauté avec celle de Dieu. Car Malick est un croyant et la Foi un de ses thèmes récurrents. On suit ici le chemin christique de Frantz Jägerstätter, objecteur de conscience sous le nazisme, refusant de pactiser avec le Mal, emblématique agneau de Dieu dans sa volonté sacrificielle d'endosser les péchés du monde. Le mal court, disait Audiberti, et dans le film, il vient percuter l'ordre immuable et quiet de la vie pastorale du village de Sankt Radegund. Sur les prés verts et blonds de ces montagnes autrichiennes viennent s'amonceler les nuages menaçants du nazisme à la façon de métastases venant troubler le corps social et sa relative harmonie. Un refus de souscrire à une quête pour l'armée allemande nazie va initier l'hostilité des villageois à l'égard de la famille de Frantz, alors que lui seul a la vision de la nocivité et de la noirceur du danger à venir. Sa conscience intérieure va le mettre en position de rebelle et l'exclusion sociale va le frapper très vite. Mais à l'inverse d'un Christ prêchant et prosélyte, Frantz va se réfugier dans un mutisme obstiné qui va finir par le mener à sa perte. A-t-il valeur de modèle ? L'entêtement à défendre ses croyances peut-il se faire au détriment de son entourage ? La foi sauve-t-elle ? Où se trouve la ligne de partage entre égoïsme et honnêteté intellectuelle ? La spiritualité est-elle nécessairement synonyme de sacrifice ? Le film pose toutes ces questions sans jamais y répondre. Il suit le chemin de croix de Frantz, jusqu'à sa "crucifixion" finale dans ce Golgotha figuré par cette porte s'ouvrant sur le noir absolu d'une pièce où se dresse la guillotine. Dans cet itinéraire vers la mort, l'on trouve de la sorte une multitude d 'analogies bibliques : ainsi Bruno Ganz dans le rôle de Ponce Pilate, procureur en proie au doute mais condamnant à mort par une sentence lapidaire et sans appel; symbolique des 2 larrons dans cette cour de la décapitation où l'un d'eux posant sa tête contre l'épaule de Frantz et réclamant sa part de compassion et un reste d'humanité semble dire "Souviens-toi de moi quand tu seras dans ton Royaume" ; distribution du pain aux pauvres dans une scène de la Cène où Frantz donne son quignon à un prisonnier compulsivement affamé ; amour indéfectible de Fani, la femme de Frantz, sorte de Marie-Madeleine à l'engagement total et sincère.
C'est néanmoins dans l'énoncé des convictions de Frantz que le film joue sa partie la plus faible. Le mutisme qu'il oppose à tous ceux qui veulent lui faire abjurer sa foi et sa détermination , que ce soient les villageois qui cherchent à le convaincre de la traîtrise de sa position ou bien les geôliers nazis qui le torturent en voulant lui arracher sa part d'humanité, échappe à tout argumentaire et empêche le spectateur de s'identifier totalement à ce personnage qui jamais n'oppose une raison critique à ses détracteurs. Seule entend-on une voix off figurant sa conscience intime à s'interroger sur les malheurs du monde («Qu’est-il arrivé à notre pays ? À cette terre que nous aimons ? »). Cette désolidarisation de la parole et de l'action, qui est une des signatures de Malick, est à la fois une force et une faiblesse. Force car elle débouche sur la métaphysique, faiblesse car elle gelatifie l'action et les personnages en les désincarnant. Autre bug qui questionne : pourquoi avoir choisi la langue anglaise quand tous les protagonistes autour des personnages principaux parlent leur langue natale qui de surcroît n'est jamais traduite?


Reste la flamboyance de son cinéma qui, au-delà de ses tics bien connus (utilisation d'objectifs anamorphiques et grands angulaires, amour de la contre-plongée, voix off plutôt que dialogues), est un ravissement visuel de tous les instants. Chaque plan est un tableau, et on avance dans le film comme on déambulerait dans une galerie de peintures, à reconnaître l'angélus de Millet, ou les compositions pastorales de Claude Lorrain ou de Nicolas Poussin, quand ce n'est pas le clair-obscur de la peinture hollandaise (voir le très beau plan de la veillée funèbre éclairée par une bougie). En somme, du très grand art où le cinéma regagne ses lettres de noblesse par la magnificence de ses images et le rapt qu'il fait du spectateur en lui proposant un imaginaire que lui seul peut susciter. Que Malick en soit remercié.

Cinefils
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le 12 déc. 2019

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