Cette délicate frontière entre l’expérience sensorielle unique et l’enfumage gratuit…

Avant d’écrire au sujet de ce film j’avais envie de vérifier quelque-chose.
Je voulais juste faire un petit tour sur SensCritique et Allociné histoire d’observer quelles notes il avait reçues.
Et ça n’a pas loupé, c’était presque écrit d’avance : oui, « Upstream Color » est un film qui divise.
En même temps, quoi de plus normal pour une œuvre comme celle-là…


Parce qu’en effet, pour ceux qui ne savent pas encore de quoi on parle, sachez qu’ « Upstream Color » est ce genre de film dont l’intrigue est plus que cryptique.
Et si au départ on comprend plutôt limpidement qu’il est question de petits vers utilisés par certaines personnes mal intentionnées pour en manipuler d’autres, pour ce qui est de la suite de l’intrigue ça devient par contre très vite « ouvert à l’interprétation » pour dire les choses sobrement.
A partir de là, le public ne peut que se diviser en deux : ceux qui se laissent emporter parce qu’ils apprécient qu’un film laisse autant de libertés aux sens de chacun, et puis il y a ceux qui lâchent l’affaire au bout d’un moment, tout simplement parce qu’ils ont l’impression qu’on se fout un petit peu gentiment d’eux.


Pour ma part, j’avoue que concernant cet « Upstream Color » je me range du côté des premiers plutôt que des seconds.
OK, le film n’apporte pas de réponse aux questions qu’il pose et je conçois que ça puisse être frustrant.
D’un autre côté, je trouve que la démarche de l’auteur apparait suffisamment clairement dès le premier quart du film pour qu’on sache qu’il en sera ainsi.
Personnellement j’ai assez vite compris que ce film n’entendait pas nous offrir de réponse ; que son objectif était ailleurs.
Car oui, « Upstream Color » n’entend pas nous raconter un récit, il entend nous raconter une situation, une sensation, un sentiment…


C’est pour moi tout le sens et tout l’intérêt de ce type de démarche-là.
Il ne s’agit pas de suivre, il s’agit d’éprouver.
Le film se pose comme une expérience sensorielle, comme un objet déroutant nous invitant à explorer un sentiment précis.
Dès le début on se retrouve face à un jeu d’enchaînement de plans assez rapide, aux valeurs très variables voire presque aléatoires, et dont l’emboîtement logique appelle déjà à se poser pas mal de questions.
Et là où la frontière entre l’enfumage gratuit et l’expérience sensorielle enrichissante est tenue, c’est que toute la bascule ne va en fait reposer que sur une seule et unique chose : la présence d’un propos ou non.


Mais avant d’aller plus en avant qu’on s’entende d’abord tous bien sur ce que j’entends par le mot « propos ».
Pour moi un propos n’est pas forcément verbalisé. Il ne relève pas forcément de la morale ou du plaidoyer.
Un propos peut tenir dans la transmission d’une sensation, d’une perception ou d’un état d’esprit.
Je trouve même que ce genre de démarche est d’autant plus quintessentielle au cinéma qu’elle tire pleinement parti des spécificités de cet art par rapport aux autres.
Mais pour qu’il y ait propos il faut qu’il y ait une cohérence formelle pour dégager un sentiment ciblé.
Or, je trouve qu’à ce sujet, « Upstream Color » n’a rien de gratuit.


Alors effectivement, on ne pourra jamais vraiment dire de quoi on parle vraiment dans ce film.
Il n’empêche que lorsque l’on suit le parcours des héros – et surtout de l’héroïne Kris – on voit tout de même assez nettement ce qu’on nous transmet de son cheminement.
Cette femme, subitement, s’est retrouvée dépossédée. Et depuis, plus rien n’est comme avant.
Elle ne sait plus vraiment qui elle est, pourquoi elle est là, si elle peut encore espérer construire quelque-chose.
Elle a l’impression qu’elle n’est plus maîtresse de son destin. Elle est désormais le jouet de ce qu’on a fait d’elle. Son destin ne lui appartiendra au fond peut-être plus jamais.
C’est ce sentiment de perdition qu’on explore.
Un sentiment de perdition qu’on explore d’autant mieux que Kris se noue d’amitié et d’amour avec Jeff.
Lui aussi a été dépossédé. Ou plutôt c’est lui-même qui s’est dépossédé de ce qu’il était.
Deux dépossédés qui se retrouvent pour des raisons différentes.
Ils sont à la fois suffisamment similaires pour se reconnaître mutuellement dans un train, mais ils sont aussi trop différents pour pleinement se comprendre.
Chacun doit vivre avec son mal et avec la difficulté à se faire comprendre, voire la difficulté à comprendre le mal de l’autre.
Au fond le ver dans toute cette histoire n’est pas le fond du propos.
Le ver n’est qu’un prétexte. Un symbole.
Le vrai sujet c’est l’état qu’il déclenche.
Un état que nous, spectateurs, apprenons d’autant plus à appréhender pour sa singularité que le propos a eu l’intelligence de ne pas le lier à des concepts sur lesquels nous avons tous nos représentations et nos préjugés, tels que la toxicomanie ou le viol.


Car aussi obscur soit le parcours auquel nous invite ce film, celui-ci n’en reste pas moins logique et cohérent avec lui-même.
Suivre le parcours de Kris et Jeff c’est bien suivre le parcours de gens qui apprennent à se reconstruire.
Et d’ailleurs cette reconstruction, toute symbolique et mystique soit-elle, colle parfaitement à ce qu’est une reconstruction, quelque-soit le fléau qui a croisé notre route.
D’abord accepter ce qu’on est devenu et l’explorer plutôt que le refouler.
Accepter et faire accepter aussi.
Redresser le regard face à celui qui est responsable de tout ça.
Faire en sorte que ce soit lui qui baisse le regard désormais.
Et enfin découvrir ce à quoi ce parcours nous a rendu sensible, et l’embrasser. Le faire sien.
…Faire en sorte que cet évènement soit le point de départ de sa nouvelle vie.
…Le meilleur moyen de rompre un cycle toxique et de commencer un cercle vertueux.


Voilà moi ce que j’ai vu dans « Upstream Color »
Ou plutôt voilà ce que moi j’ai ressenti.
Et personnellement, si je devais nourrir des réserves à l’égard de ce film, ce serait davantage sur quelques choix formels plutôt que sur sa démarche de fond.
Qu’il s’agisse de la photo ou du montage, j’avais davantage l’impression d’être dans une pub pour le dernier MacBook plutôt que dans un film m’invitant à une vraie expérience sensorielle.
Pour le coup je trouve que ça manque d’une vision plus radicale ; une vision plus en adéquation avec le fond.
Alors certes, je ne trouve pas ça pénalisant en soi, mais j’ai quand même l’impression que ces choix font globalement perdre en impact.


Mais bon, dans l’ensemble je pense qu’il ne faut pas s’y tromper.
Dans l’océan de tous ces films identiques les uns aux autres, cela fait plaisir d’en voir un se risquer à quelque-chose et qui plus est s’y risquer avec cohérence et pertinence ; au service d’un propos qui a du sens.
Donc oui, « Upstream Color » divisera.
Mais c’est le prix à payer pour espérer marquer quelques esprits.
A vous désormais de savoir si vous êtes disposés à y être confronté…

lhomme-grenouille
8

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le 14 nov. 2020

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