"J'AI SOIF !" (Depardieu, les yeux exorbités)

Étonnant pavé dans la marre de la part d'un Claude Berri que je n'ai jamais connu aussi peu poli et aussi peu empathique. Phénomène subjectif assez marquant dans mon visionnage : Uranus fait partie des rares films dont la dimension très théâtrale est aussi clairement présente que bien intégrée dans le déroulement des fils narratifs, et à ce titre ne présente aucune contre-indication. Chose rare en ce qui me concerne, sans doute alimentée par deux particularités : le thème et l'interprétation. Le thème de la petite ville de France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, très loin des sentiers balisés de la reconstruction dans la joie et l'harmonie nationale — quand bien même le travail d'adaptation de Berri ne brille pas par sa nuance et la finesse de ses personnages, il recèle tout de même une consistance très intéressante et agréable, qui plus est. L'interprétation d'un gratin impressionnant de la période 80s / 90s : Gérard Depardieu, Jean-Pierre Marielle, Philippe Noiret, Michel Blanc, Michel Galabru, Fabrice Luchini, Daniel Prévost, Ticky Holgado, Yves Afonso, et bien d'autres têtes secondaires encore.


Chaque personnage, pris indépendamment, se trouve quelque peu enfermé dans son archétype : Depardieu le patron herculéen et alcoolique d'un bistrot, Marielle l'ancien collabo qui se découvre une fibre humaniste, Noiret le rescapé idéaliste et lettré, Blanc le communiste de conviction, Luchini le communiste de principe, Prévost la crapule très arriviste, etc. Et ce qui sauve le film du catalogue de clichés, c'est précisément l'articulation de tous ces clichés pour en faire une dynamique de village qui ne s'attarde pas démesurément sur chacune de ses parties.


Il y a ceux qui hébergent des sinistrés, suite aux bombardements, conduisant à des cohabitations inattendues et des promiscuités presque surréalistes entre un ingénieur et un ouvrier. Il y a l'instituteur rêveur qui est contraint de faire classe dans le bistrot, fermé pour l'occasion durant les heures de cours. Il y a celui qui s'en est foutu plein les poches pendant la guerre et qui a autant de pouvoir aujourd'hui que de choses à cacher. Mais il y a surtout Depardieu, le monstre, le colosse à côté duquel tous les autres acteurs passent pour des freluquets fragiles (pauvre Prévost qui se fait trimballer de droite à gauche comme un sac à patates), l'alcoolo qui se découvre une passion pour la poésie au marteau-piqueur et qui se découvre une passion subite pour les alexandrins. Il faut le voir gueuler "j'ai soif !" en prison, il faut le voir s'extasier devant son talent soudain en s'époumonant "j'ai la poésie dans la viande" au bout du deuxième vers composé ("des vers et des blancs" et tout ira bien). Le film se suffirait presque de ses excès gargantuesques, de ses yeux exorbités, et de ses crises de colère sous emprise éthylique. On se souviendra longtemps de "Passez-moi Astyanax, on va filer en douce. Attendons pas d'avoir les poulets à nos trousses".


Pour le reste, beaucoup de règlements de comptes, des vengeances plus ou moins légitimes derrière lesquelles on se cache pour assouvir d'autres vieilles vindictes. Uranus développe un tissu chaotique qui va crescendo dans la tension, la violence, la honte et la peur, et qui dessine une France déchiquetée par la guerre. "Dans l'horreur, toutes les idées se valent" dira l'un d'entre eux pour relativiser l'abjection ambiante, au milieu de de la foule d'anciens collabos et de résistants opportunistes. Loin de la reconstitution historique, une galerie de portraits qui baignent dans le flot de l'hypocrisie.


http://je-mattarde.com/index.php?post/Uranus-de-Claude-Berri-1990

Morrinson
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Mon cinéma français, Top films 1990, Réalisateurs / réalisatrices de choix, Réalisateurs de choix - Claude Berri et Cinéphilie obsessionnelle — 2021

Créée

le 18 févr. 2021

Critique lue 635 fois

6 j'aime

5 commentaires

Morrinson

Écrit par

Critique lue 635 fois

6
5

D'autres avis sur Uranus

Uranus
SBoisse
9

Pépé, c’était comment la Libération ?

Marcel Aymé ne manque pas d’audace pour publier en 1948 Uranus. Il éparpille, par petits bouts façon puzzle, le rassurant mythe gaulliste de la France unifiée et combattante, libérée et réconciliée...

le 16 juin 2016

35 j'aime

5

Uranus
Ugly
7

Fable grinçante

Après ses adaptations de Pagnol, Claude Berri livre une comédie dramatique d'après un bouquin de Marcel Aymé paru en 1948 qui raconte les règlements de compte entre plusieurs habitants d'une petite...

Par

le 8 janv. 2019

25 j'aime

4

Uranus
Val_Cancun
8

Un village français

"Uranus" dresse avec acuité et cynisme - mais non sans tendresse - le tableau de la France de l'immédiate après-guerre, dans cette période trouble que l'on a nommé "épuration". Anciens collabos,...

le 21 mai 2015

16 j'aime

5

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

144 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

139 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11