Pour Jordan Peele, Get Out fut une consécration. Premier long écrit et réalisé par ce comédien issu du duo comique Key and Peele, ce film d’horreur paranoïaque aux contestations sociales appuyées l’a immédiatement légitimé en tant que cinéaste aux yeux du public et de la critique. Un Oscar en poche (prix du meilleur scénario) et de nouvelles portes ouvertes, l’artiste replonge les mains dans le cambouis et poursuit son exploration des démons de la société américaine avec Us.
If you wanna get crazy…
Dés les premières secondes de long-métrage, les images de Jordan Peele s’imposent par leur pouvoir hypnotisant. Accompagnée de ses parents, une petite fille arpente une fête foraine en bord de plage. Mais ne vous laissez pas tromper par le calme apparent de la scène : quelque chose de terrible est sur le point de se produire. À travers une mise en scène sinueuse et une gestion de l’espace exemplaire, le réalisateur infuse un malaise qui ne vous quittera plus. Et lorsque la fillette échappera aux regards des adultes pour aller se perdre dans une attraction abritant un labyrinthe de miroirs, le point de non-retour sera atteint. Dés cette introduction, Peele brasse ses nombreuses références (on pense ici beaucoup aux écrits de King, au Carnaval des Âmes de Herk Harvey ou à La Foire des Ténèbres de Jack Clayton) sans pour autant sombrer dans une approche de fan-boy stérile, la pertinence et la spécificité de son approche esthétique et narrative prenant soin de laisser le spectateur avec les yeux écarquillés devant le superbe générique d’introduction qui clôt la séquence.
L’intrigue principale prendra place quelques années plus tard, alors que l’on suit le départ en vacance d’une famille-modèle qui voit vite sa maison estivale se faire envahir par ce qui semble être leurs doubles maléfiques. Si Peele pose ici son film sur des railles bien connues (celles du home invasion), ce n’est que pour ensuite s’en détourner radicalement. Car ce qui intéresse le réalisateur n’est heureusement pas le suivi de plates bandes horrifiques connues de tous, mais bel et bien la mise en place d’une manipulation des codes du genre et l’élaboration d’un jeu constant avec les attentes du public, tout cela dans le but de servir ses déambulations philosophiques et métaphoriques. Nous l’avions déjà bien compris avec Get Out : pour Jordan Peele, l’horreur est un vecteur et l’atrocité des images filmées le résultat des pulsions morbides de l’homme. Si le cinéma (de genre, peut être plus que tout autre) se pose souvent comme le négatif de nos profondeurs noires, Us, plus que jamais, nous fait passer de l’autre côté, là où nos démons ont pris le contrôle. Plus globalement, Peele peint le portrait d’une Amérique perdue, terre promise devenue purgatoire par les actions de ceux qui l’occupent. Rarement le titre d’un film aura donc arboré un double sens si tranchant.
… We can get crazy
Bien qu’il soit assurément conscient des attentes de l’industrie et du (grand) public, Jordan Peele, en artiste accompli, ne cherche jamais à reproduire la formule de son premier essai. Le fait que la famille au centre du récit soit afro-américaine n’est par exemple qu’un leurre de plus déposé par le réalisateur, la parabole raciste de Get Out ayant ici laissé place à quelque chose de beaucoup plus insaisissable, et donc, finalement, de beaucoup plus terrifiant… Dans Us, la peur de l’autre est profondément liée la peur de soi-même. En abordant la thématique du double, cet « autre nous », le film fait exploser les pulsions refoulées d’une société malade : celle qui cache ses vices sous le tapis pour mener une petite vie bien rangée au sein d’un système qu’elle sait pourtant obsolète, pourri et corrompu. En cette ère de dégénérescence « Trumpienne », tout cela laisse inévitablement un violent goût de perspicacité amère dans la bouche. Qu’il est regrettable alors que le fabuleux dernier segment, qui évoque autant le cinéma de Cronenberg et de Romero que les écrits apocalyptiques de Richard Matheson, soit entaché d’un long monologue explicatif qui tend à amoindrir le potentiel subversif et la richesse d’interprétation mis en place jusque-là.
Il n’en demeure pas moins que Us est une œuvre prophétique à la noirceur thématique rare pour un film d’horreur de studio. De plus, une parabole « méta » saisissante se dessine lorsque l’on se penche sur la genèse du projet : bien conscient de la légitimité (et de la liberté) artistique que le succès de Get Out lui a apporté, Peele pervertit le dispositif industriel pour accoucher d’un « produit » filmique contestataire en diable qui ne sacrifie jamais sa forme et son histoire à l’aune de son discours. En se camouflant derrière le potentiel vendeur du « high concept movie », le réalisateur nous balance un brûlot politique acerbe d’une rare méchanceté, dont la violence graphique n’est finalement que le reflet des conflits intérieurs des protagonistes. L’ambition formelle de l’entreprise et son exécution en disent long sur la capacité de l’artiste à générer des histoires utilisant l’intime (le couple dans Get Out, la famille dans Us) pour parler du collectif, de ce qui nous lie et nous délie… Avec sa mise en scène soignée et insidieuse, sa direction d’acteur remarquable (concernant la famille principale, car quelques réserves peuvent être émises sur les personnages secondaires) et son sublime score baroque aux airs de prophétie païenne, Us gratte le vernis d’un système monstrueux qui s’ignore et qui, en exilant ses démons sous terre, ne fait que retarder la fatalité et accroître la violence d’un jugement dernier inévitable.
Intrusion perverse dans la conscience collective refoulée de l’être humain, Us expose sans retenue le mal inhérent à toute communauté régie par un dogmatisme plaçant l’image d’une soit-disant réussite sociale (la maison de vacance, la voiture, le bateau…) au centre de tout, faisant fit de la considération réelle de l’autre. Avec maestria et subtilité, Jordan Peele bâtit une vision d’ensemble solide qui faisaient cruellement défaut à Get Out. Ce véritable voyage au bout de l’enfer américain parsème d’ailleurs son chemin de croix politique de détails dont on se plaira à décortiquer les significations au fil des visionnages (le verset de la bible souvent cité offre un écho terrible au récit). Et quand bien même le film essaye de faire passer pour un « twist » une révélation finale que l’on voit venir très vite, il n’en garde pas moins intact l’impact de sa démarche de déconstruction des acquis écœurants de la société moderne. Beaucoup avaient comparé Get Out au cinéma de John Carpenter, avec Us, Jordan Peele confirme que l’on pourrait bien tenir en lui son plus grand héritier artistique et philosophique.
critique originale : https://www.watchingthescream.com/les-demons-de-lamerique-critique-de-us/