« Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on > froisse ?
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse ? […]»
Charles Baudelaire, « Réversibilité », Les Fleurs du Mal, 1857.
Les personnages exposés dans Us font l’expérience de l’angoisse les projetant directement dans le versant dystopique du milieu qu’ils parcourent, comme si l’envers monstrueux des choses devenait une force systémique altérant notre perception du monde. Jordan Peele met en scène des corps dédoublés puisqu’il est question de doppelgänger dupliquant non pas une personne ciblée mais une famille qui passe ses vacances sur les berges d’un lac. Émerge ensuite un autre type de confrontation: celui des espaces confinés d’une maison s’opposant aux grandes étendues extérieures (prairies, plages, ville, etc.). C’est sur ce socle bidimensionnel que s’établissent l’esthétique et les thématiques du film. Us voit ainsi l’éclosion d’un monde horrifique jusque-là enfoui mais qui prend possession de notre réalité, représentée ici comme un petit écrin de tranquillité.La confrontation des deux mondes s’enclenche par l’apparition soudaine de quatre silhouettes disposées au bout de l’allée donnant sur la maison de vacances et qui se dessinent par le contre-jour des lumières de lampadaires. Ces ombres mutiques et statiques se tiennent la main et contestent l’espace privé par leur seule présence étrangement inquiétante. Une sensation de suffocation s’empare du pôle-maison à mesure que se tisse “une sorte de corrélation osmotique entre espace intérieur et espace extérieur”. En effet, les différents membres de la famille vont tour à tour attester de la présence des intrus en regardant par la fenêtre, presque magnétisés par une force d’attraction scopique. Le montage en champ-contrechamp alternant le dehors et le dedans établit une confusion spatio-corporelle : les ombres hypnotiques donnent l’impression d’être à l’intérieur même de la maison.
La figure paternelle et « protectrice » sort plusieurs fois sur le palier de la porte pour tenter d’établir un dialogue avec le groupe d’individu mais les intrus ne bougent pas et ne daignent répondre à l’appel. Le père décide alors d’ignorer sa peur pourtant grandissante et se munit d’une batte de base-ball. À cet instant, un déclenchement sonore va briser le silence, marquer la fin de la stase et le début d’une confrontation nette et physique. Un léger claquement de mains et clappement de langue orchestrée par ce que l’on devine être la figure maternelle (Lupita Nyong’o), dispersent les ombres aux quatre coins de la propriété. La maison se retrouve rapidement encerclée par la menace nocturne. Un plan de contamination de l’espace se compose alors doucement, mais toujours compris dans un régime de réversibilité. La fermeture de toutes les issues (brèches) de la maison par les différents membres de la famille et la constitution d’un noyau opéré par la mère essayant de garder ses enfants le plus proche d’elle se confronte à la violente intrusion des doppelgänger. Cela aboutit inévitablement à l’effraction littérale de la maison. Une lutte s’opère d’abord entre le père positionné sur le versant intérieur de la porte d’entrée repoussant l’intrusion du doppelgänger oppresseur disposé sur l’autre versant extérieur. Or, à cet instant, la source de la menace n’est encore pas identifiée, à peine visible, mais hante déjà notre imagination comme une peur sublime agitant les spectres antagonistes de la fascination et de la répulsion. Le doppelgänger parvient finalement à enfoncer la porte, à arracher des mains du père sa batte de baseball et lui brise un genou. Les silhouettes s’incarnent enfin, la peur perce la surface du visible. Ce premier obstacle franchi renvoie au suivant avec l’explosion de la baie vitrée du salon exécutée par le fils monstrueux qui contraint le reste de la famille à s’asseoir et à se soumettre aux regards effroyables de leurs doubles. Les deux « familles » se font face dans le salon qui devient le point de départ d’un jeu de miroir déformant.
Lire la suite...