Passons brièvement sur le scénario car il est à mon avis assez secondaire ; il ne l’est certes pas dans le projet des réalisateurs mais j’ai plus appréhendé ce film comme une expérience esthétique que comme un récit. Un couple est victime d’un accident de voiture, l’homme décède et la femme reste plongée dans le coma. Une équipe scientifique décide de tenter une expérience en envoyant un des leurs (le héros) dans l’esprit de la jeune femme inconsciente afin de voir s’il est possible d’établir un contact entre les deux circuits neuronaux. Mais le héros se laisse déborder par l’expérience, il explore les souvenirs de cette femme (qui le prend d’abord pour son mari) et finit par tomber amoureux d’elle, il commence alors à jouer double jeu et à mentir aux autres savants ; un de ses amis l’invite d’ailleurs à se méfier de ce qu’il appelle le syndrome de l’observateur qui risque toujours d’influer sur ce qu’il observe. Voilà pour la trame.
Dès que l’on plonge dans ce monde parallèle, celui du cerveau de la jeune femme sous coma, on erre en pleine œuvre d’art, dans le plus beau sens du mot errer. Le héros se réveille dans l’eau, remonte à la surface et nage jusqu’à une plage sur laquelle on a construit une maison étrange, toute en bois, à l’architecture irréaliste. Il rencontre la femme, dont le corps flottait sur la mer, et les deux se réapproprient petit à petit, au fil des jours, immersion après immersion, leurs cinq sens. Au début la vue est floue, l’horizon limité, l’abstrait et le concret se mélangent. Dans un premier temps, les dialogues sont inexistants, tout passe par les regards et les gestes, on vit comme dans l’enfance, voire dans une certaine animalité. Superbe scène où les deux personnages, nus, dans une lumière chaude, se roulent sur un plancher en pente douce, strié par des rais de soleil traversant le plafond. Puis ce sont des scènes en extérieur, qui font la part belle à certains éléments naturels : le sable, la brume, l’eau, le vide. Quelques créations de l’ordre du fantastique apparaissent dans ces scènes et s’y intègrent parfaitement, amenant une impression supplémentaire d’altérité : un animal mordoré évoquant le croisement chimérique de plusieurs insectes, un banquet sur la terrasse chargé de mets étranges et inidentifiables qui paraissent tout droit sortis de l’imagination. L’impression d’onirisme est fort bien retransmise.
Puis les décors et les protagonistes se complexifient, on sort de l’état de nature, on fait apparaître d’autres personnages, on rentre dans une sorte d’univers social consubstantiel à ce monde intérieur, un univers fait de visages, de silhouettes, d’avatars divers, de souvenirs. Souvenir d’une réception dans la grande maison en bois, d’un jeu de miroirs dans une grande pièce vide, d’une partie fine au cours de laquelle les participants finissent par se fondre littéralement les uns dans les autres, comme dans un tableau de Dali. Des bruits de fond envoûtants et répétitifs, des tonalités aigues, des pulsations qui rythment la contraction d’un grand soleil rouge, dont le réalisateur Bruno Samper (présent lors de la projection) nous expliquera qu’il a été modélisé sur la base d’une pupille en train de se dilater. Puis vient une des dernières scènes, longue mais fascinante. Il fait nuit, l’homme ressort une nouvelle fois de l’eau, il s’élance en courant sur la plage recouverte d’herbes et de taillis. L’éclairage balaie alternativement différentes zones de l’image et on aperçoit, un peu plus loin devant, une autre silhouette nue, un autre personnage montré de dos en train de courir – la femme. Cette course silencieuse dure peut-être cinq minutes mais c’est esthétiquement un des plus beaux passages du film, on y trouve quelque chose de primal, d’essentiel, d’intemporel.
A l’issue de la projection, Bruno Samper nous expliquera que son film est truffé d’indices, que tous les éléments que j’ai pu relever dans cette chronique ont un sens précis profitable à la bonne compréhension du récit et qu’ils ne sont pas, comme je le lui ai suggéré, uniquement décoratifs. Il faudrait sans doute revoir l’œuvre une seconde fois pour en juger mais, fonctionnels ou non, ces éléments contribuent à mon sens à jeter les bases d’un univers esthétique très particulier, et c’est ce dernier qui donne au film toute sa valeur.