Il y a les cinéastes de la lumière et les cinéastes de l’ombre. Pedro Costa appartient à cette dernière catégorie, au sens propre comme au figuré. Il faudra bien un jour, pourtant, que le réalisateur portugais soit enfin reconnu à sa juste valeur : un jalon majeur du cinéma contemporain.


Car on ne peut pas ignorer impunément le travail exceptionnel de cet homme en matière de composition, d’éclairage, d’agencement des plans. Une organisation savante, pénétrante, jamais pesante, qui fait grand cas de la luminosité à travers toutes ses sources possibles et imaginables.


Voit-on le soleil à aucun moment dans ses films ? Rien n’est moins sûr. L’esthétique de Costa est celle de l’artificialité, des murs suintants du quartier pauvre jusqu’aux couloirs aseptisés de l’hôpital. Elle est celle du clair-obscur, de la sculpture des visages par le plus fin des rayonnements, par le plus diffus des éclairages… Agencements sépulcraux mis en valeur par une luminosité spectrale, comme hors du temps…


Personnages meurtris dans leur chair et dans leur âme, au passé et à l’existence brouillée dans la cosmogonie misérable de l’urbanité interlope. Dialogues patients, économes, paroles du pauvre, jamais menteuses, toujours essentiellement vraies. Sociabilité alternative, faite de non-dits et de sous-entendus dont on ne sait s’ils résultent d’un esprit débile ou au contraire sage et éclairé. Tout cela vient susciter un univers à la cohérence phénoménale, tout en l’ancrant dans une radicalité formelle et narrative tout à fait remarquable.


La cohérence formelle permet une incohérence du récit plus poussée qu’habituellement. Seule l’une des dernières scènes, long huis-clos dans un ascenseur entre Ventura, ses fantômes intérieurs et un soldat grimé viendrait quelque peu rompre l’équilibre, faire pencher le film dans ce qu’il n’est jamais du début à la fin : une dénaturation de son propos par des paroles trop « politiques », trop « conscientes » de leur pouvoir sur le spectateur.


Mais ça ne reste qu’un détail. Tout le reste est impressionnant de maîtrise et d’intelligence. À mille lieues des drames sociaux « grand public » qu’on surmédiatise tous les ans dans les grands festivals. Le prochain Costa (Vitalina Varela) a au moins été récompensé du Léopard d’or à Locarno, et il s’apprête à sortir prochainement dans quelques salles sombres françaises qu’on imagine triées sur le volet. Une occasion à ne pas manquer pour poursuivre aux côtés du cinéaste son étude magique et émouvante de la condition capverdienne au Portugal.

Créée

le 12 sept. 2021

Critique lue 223 fois

2 j'aime

grantofficer

Écrit par

Critique lue 223 fois

2

D'autres avis sur Ventura

Ventura
Narval
10

Hôpital des damnés

Glacé, sombre, magnifique sur le plan visuel, une sorte d'accomplissement de l'esthétique que Costa a développé depuis Ossos -, mais d'un autre côté, très surprenant, tout en changements de rythmes...

le 10 déc. 2018

9 j'aime

Ventura
grantofficer
8

En cavale

Il y a les cinéastes de la lumière et les cinéastes de l’ombre. Pedro Costa appartient à cette dernière catégorie, au sens propre comme au figuré. Il faudra bien un jour, pourtant, que le réalisateur...

le 12 sept. 2021

2 j'aime

Ventura
Vyroze
9

Retour sur la mémoire d’une communauté

Il y a dans Horse Money une symbiose particulière entre les espaces filmés par Pedro Costa et les dialogues des personnages. J’entends par cela qu’il existe une interconnexion totale entre les lieux...

le 30 mai 2023

Du même critique

Stranger
grantofficer
9

L'arbre qui cache la forêt (critique saisons 1 & 2)

Critique de la saison 1 Stranger, de son nom original coréen Secret Forest, nous plonge dans une affaire criminelle atypique dont a la charge un procureur génial qui, à la suite d'une opération du...

le 16 mars 2020

23 j'aime

11

My Mister
grantofficer
9

Un homme d'exception

Je ne vais pas y aller par quatre chemins : My Mister est l'une des plus belles séries que j'ai pu voir récemment. L'histoire de la série tourne autour des deux personnages de Park Dong-Hun,...

le 29 mai 2020

22 j'aime

15

My Name
grantofficer
6

The Girl From Nowhere

Un an après le très surprenant Extracurricular, Kim Jin-min rempile avec un nouveau drama produit par et pour Netflix. Cette fois le bonhomme s’inspire de l’univers des gangs et des stups pour...

le 16 oct. 2021

21 j'aime

1