On sait que la laideur fait recette : il suffit de voir la bande-annonce de n'importe quel blockbuster. On sait aussi que la beauté fait peur, qu'elle rebute : trop subversive. Tout cela n'est pas nouveau, mais la tendance n'irait-elle pas en s'accentuant ? Dans la deuxième agglomération de France, Lyon, un film du grand réalisateur Pedro Costa, deux semaines après sa sortie, n'est plus diffusé que dans une salle confidentielle, avec une seule projection par jour. Dans la salle, nous étions six.

Soufflé par l'intensité plastique de son précédent opus, Vitalina Varela, il fallait que je voie ce Ventura aux allures de jumeau. Le second a en fait été réalisé avant le premier mais est sorti ensuite. Phénomène de plus en plus courant, qu'on pense aux 3 contes de Hamaguchi tourné avant Drive my car mais sorti après.

Je retrouve le même fascinant travail de la matière sombre, trouée d'une lumière soigneusement délimitée. Après une ouverture sur des photos de Jacob de Riis qui ne sont qu'un écho du sujet du film, une peinture de Gericault apparaît, Portrait de noir, avant que Costa se lance dans celui de son Noir à lui : léger panoramique, on voit Ventura s'enfoncer dans la terre comme Orphée parti dans l'Hadès à la recherche de son Eurydice. Mais c'est à la recherche de son passé que Ventura va se consacrer.

Si Vitalina Varela racontait un cheminement vers la lumière, Ventura est une errance. En tant que tel, il est plus difficile à suivre. Le spectateur est déboussolé, peine sans cesse à saisir de quoi on parle. Costa mêle des scènes d'aujourd'hui et la reconstitution de scènes d'il y a 38 ans, telle celle où Ventura erre dans les rues en sous-vêtements et finit face à un char, cerné par les policiers ; ou celle qui le montre à l'hôpital après s'être fait agresser. Ventura le dit lorsqu'à l'hôpital on lui demande son âge : il a 19 ans et trois mois. Manière de dire que sa vie s'est figée dans ce moment qu'on va découvrir, celui de la révolution des Oeillets, où il a été poignardé puis séparé de sa femme.

Le film nous le montre soit recroquevillé sur un lit d'hôpital, soit déambulant dans les couloirs de cet établissement étrangement vide, puis dans les travées obscures de la ville, dans une forêt, dans une entreprise désaffectée dont l'activité s'arrêta brutalement lors de la Révolution, mettant les Cap-Verdiens au chômage. Ventura, dont les belles mains tremblent, ressasse son passé. Il n'a plus d'avenir, sa maison a été détruite et son cheval abattu. Il n'a plus pour lui qu'une chose : un passé à faire remonter. C'est donc dans un ascenseur qu'aura lieu la catharsis. Ventura est au côté d'un soldat qui semble figé dans le plomb. Une polyphonie de voix exprime ce qui advint il y a 38 ans. La scène dure quinze minute sans quasiment aucun mouvement. Allez, on s'accroche. Quelques échappées donnent un peu d'air, comme ce portrait de Cap-Verdiens sur fond de chanson mélancolique. Le côté clip, je déteste au cinéma, mais quand c'est signé par Pedro Costa ce n'est plus du tout ce truc insipide et vulgaire.

En contrepoint du personnage de Ventura, Vitalina Varela apparaît, son ombre d'abord puis sa personne. Elle est arrivée suite aux décès de son mari, épisode que nous racontera le deuxième volet du diptyque, qui lui est consacré. Mais déjà, dans cet opus, la Cap-Verdienne crève l'écran, ou plutôt crève l'obscurité. Dans une longue séquence, elle et Ventura émergent tels des héros entourés de fenêtres allumées dans la nuit. Dans une autre, Vitalina Varela prend connaissance d'une lettre de son mari, apportée par Ventura. Elle se déplace alors face à une vitre blanche, avant que l'un des rares panoramiques ne revienne sur Ventura, resté assis, figé. Dans une troisième, son regard brille tel un diamant dans l'obscurité. Le cinéma de Costa est un écrin offert à ses personnages.

Et quel écrin ! Une nouvelle fois, les plans à se pâmer sont légion : je ne citerai ici que celui où Ventura s'inscrit dans un cadre de lumière aux côtés de son neveu, alors qu'un rai fuse quasi perpendiculairement. Tous deux entonnent une chanson traditionnelle, se disputent sur la bonne version, c'est assez émouvant. Comme chaque scène s'étire longuement, on a le temps de s'imprégner de la beauté de l'image. Le parti pris esthétique du réalisateur est moins radical que dans Vitalina Varela : dès le début, quelques plans à l'hôpital donnent de la clarté. Un choix cohérent avec le propos, puisque Ventura navigue entre le présent, cet hôpital où il a atterri, et l'évocation d'événements survenus en 74. Cohérent certes, mais le résultat est aussi moins subjuguant pour le spectateur.

On le devine, une telle oeuvre, offrant si peu de prise, requiert une démarche active du spectateur. Et c'est là qu'apparaît la limite de ma perception : j'ai en effet lutté contre l'endormissement pendant tout le film, décrochant à de multiples reprises ! Déjà, malgré sa constante beauté, Vitalina Varela m'avait vu, par moments, subir sa lenteur. Celui-ci m'a paru encore plus exigeant. Pedro Costa, décidément, se mérite. Mieux vaut avoir fait une bonne nuit pour aborder ses sombres rivages...

Jduvi
7
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le 16 juil. 2022

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Jduvi

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