Adam McKay est indéniablement talentueux. Pour qui avait apprécié ses précédentes réalisations, qui naviguaient d’une comédie intelligente et émotionnellement prégnante à l’autre, l’annonce de Vice ne pouvait qu’être excitante. Le réalisateur du formidable, incisif et éclairant The Big Short de retour derrière la caméra pour une nouvelle étude d’un phénomène sociétal qui avait jusque-là semblé échapper à la majorité ? Christian Bale qui remet le couvert avec une transformation physique à l’opposé de The Machinist ? Que demander de plus ? Hélas, plusieurs éléments semblent cette fois avoir allié leurs forces pour miner l’entreprise du cinéaste, qui signe ici son film le plus faible.
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Tout le monde a entendu parler de Dick Cheney, cet homme de l’ombre du Parti Républicain des États-Unis, dont le rôle dans l’administration Bush est longtemps resté nébuleux. Tout le monde en a entendu parler mais personne ne sait vraiment qui il est. Avec Vice, Adam McKay veut que vous sachiez tout sur lui. Ou du moins, tout ce qu’il faut savoir pour s’en faire exactement l’idée qu’il veut que vous en ayez. Le film suit l’évolution de la carrière de Dick Cheney, de son entrée en politique à sa retraite suite à plusieurs années en tant que Vice-président. Pour une obscure raison, sans doute liée au fait que McKay pensait faire preuve d’humour noir (alors qu’il se renferme simplement dans une position de petit malin ricaneur), le film est paré d’une narration intradiégétique, portée par un personnage plus que secondaire existant uniquement pour un moment, à savoir sa dernière scène, pensée comme un coup de pied supplémentaire dans la tête du spectateur, qui vient déjà d’assister à 90 minutes d’un étalage ininterrompu de condamnations morales, et qu’il ne prend même pas la peine de déguiser.
Car oui, Vice est moins une œuvre cinématographique qu’un pamphlet politique visant à accumuler le plus de scènes possibles illustrant le machiavélisme inexpiable du personnage. Vice-président, Président du Vice (malin le titre, hein ?), il ne fait aucun doute après la première moitié du film que l’on a malheureusement affaire à un cinéaste exaspéré, enragé, incapable de canaliser son énergie créatrice pour formuler une proposition de cinéma cohérente, élaborée et invitant à réfléchir. Vice est une œuvre de propagande qui se réclame comme telle, ouvertement, sans détour ni finesse. Pas que cela soit un problème en soit, le cinéma étant un médium habité par la propagande politique à chaque angle de caméra, mais McKay noie complètement son film et ses capacités sous une montagne d’effets d’esbroufe métatextuels assénant inlassablement la même idée dans la cervelle du spectateur, aplatie par le rouleau-compresseur cinématographique qu’il regarde déambuler fièrement devant lui.
Quelle idée ? Celle que la recherche du pouvoir sans idéaux mène au mal. Cheney devient républicain car il est séduit pas l’éloquence de Rumsfeld. Plus tard, il demande à ce dernier ce en quoi ils croient ; et son mentor d’exploser de rire. Plus tard encore, Cheney conforte sa fille qui lui révèle être homosexuelle, avant d’expliquer qu’il comprend tout à fait pourquoi revendiquer une politique homophobe dans certains états est une stratégie tout ce qu’il y a de plus logique. Bref, Cheney ne croyait en rien, sauf en sa poursuite du pouvoir. Il s’est retrouvé chez les Républicains par hasard, et a avancé leurs objectifs car cela servait ses propres ambitions. Ça vous évoque quelqu’un d’autre ? C’est voulu.
Bien sûr, Christian Bale livre une prestation impressionnante, et le reste de la distribution le soutient avec professionnalisme, mais tout cela reste de l’ordre de l’ultra-technique, de la froideur calculée au millimètre pour nous faire haïr avec simplicité un homme dont on déroule l’article Wikipédia avec la ferveur d’un étudiant en cinéma. Bale est si doué qu’il s’efface entièrement pour que l’écran ne saisisse plus que son personnage, incarné avec une justesse de mouvements et d’intonation irréprochable. Et pourtant, son talent est gâché, perdu dans un film qui ne le mérite pas. Il n’y a aucune place pour l’émotion, quelle qu’elle soit. Pas d’attachement ni d’identification, bien entendu, mais pas de colère non plus. Pas de haine ni d’offuscation car rien dans ce film ne semble authentique. On a beau nous présenter des faits, tout apparaît fabriqué, artificiel, démonstratif. Il n’y a de place ni pour l’humour, ni pour l’affect. McKay n’a qu’un seul et unique but, et rien ne lui en fait dévier.
Il y a quelque chose de triste à voir un artiste perdre ses moyens à cause de la situation politique actuelle de son pays. McKay pense sans doute que Cheney est une raclure abominable (et sans doute a-t-il raison), mais toute l’énergie chaotique et indomptée avec laquelle Vice a été fabriqué vient du présent. Il matraque le cadavre du Parti Républicain d’antan pour exprimer sa haine envers celui d’aujourd’hui. La scène du milieu de générique de fin en est un bel exemple : dans un focus group, deux hommes en viennent aux mains après que l’un d’eux, un white trash présenté comme sévèrement bas du front, se soit exclamé que tout ce film était une œuvre de « libtards » (soit d’« idiots progressistes »). Retour au degré zéro du discours, au retournement des armes de son adversaire contre lui, aux attaques ad hominem, au bruit de fond d’une discussion politique qui s’est transformée depuis deux ans en rixe de bar. Ou la sale impression de voir un film réalisé par Howard Beale. L’interventionnisme américain, les droits des homosexuels, le réchauffement climatique, les taxes au profit des riches, tout y passe et plus encore à travers une légion de mini-scènes indépendantes qui ne construisent rien, totalement exemptes de synergie ou de lien de parenté.
Vice multiplie les maniérismes de mise en scène qui grossissent artificiellement sa sophistication structurelle : une scène entière est dialoguée à grands coups de Shakespeare car le narrateur vient d’expliquer que personne ne sait vraiment ce que Cheney a dit à sa femme à ce moment-là, et que donc que voulez-vous qu’ils fassent, du Shakespeare ? (marrant, hein ?) ; un faux générique de fin apparaît après 45 minutes et veut nous faire croire que le film s’arrête sur une note positive, alors qu’en fait non, il n’y en a pas une seule, pour souligner que Cheney était un arriviste politique qui accordait trop peu d’importance à sa famille (malin, n’est-ce pas ?) ; une séquence alterne entre le repas copieux de la famille Cheney et les bombardements en Irak (subtile, t’as vu ?). Et puis soudain, Cheney sort de l’ombre d’un couloir sur une musique orchestrale inquiétante que n’aurait pas reniée John Williams pour étendre sa marche impériale (si, si, ça va jusque-là). Est-il besoin de préciser qu’ensuite, la musique s’élève pour annoncer le renouveau d’espoir lorsqu’apparaît pour la première fois Obama ?
Voilà donc où se retrouve Adam McKay après le coup de génie qu’était The Big Short : en essayant d’utiliser des techniques de découpage similaires, alliées à un style documentaire (zooms, temps de silence parlants, construction non chronologique, narration, regard caméra), il voulait sans doute créer cette immense fresque incendiaire sur un homme en partie responsable de centaines de milliers de morts. Seulement voilà, en se laissant contrôler par sa rage, il ne contrôle lui-même plus rien. La structure narrative est dénuée d’évolution, maintenant sa platitude insupportable jusqu’au bout. Les enjeux sont absents, car aucun personnage n’existe, mais surtout car aucune interaction ludique n’est créée avec le spectateur, qui doit se contenter d’un cours magistral erratique, hurlé par un professeur hystérique. Le système politique américain permet aux vaisseaux du pouvoir vides de morale de gouverner ? Ça nous fait une belle jambe. L’accumulation d’informations, dénuée de toute tentative d’analyse ou de compréhension, mène sans surprise à une lassitude imparable.
Dans ses pires moments, Vice croit pertinent de singer d’autres films (à quoi bon insérer ce long montage à la Ron Fricke lors du dernier acte ?) ou de proposer des plans au sens tellement lourd qu’il menace de nous assommer (un cœur mort sur table d’opération ? Cheney n’a pas de cœur ! Ou s’il en a un, il ne bat pas, voyez ?). Le film se termine sur le personnage principal déclarant qu’il ne s’excusera pas, qu’il a fait ce pour quoi il a été choisi comme membre du gouvernement. « J’ai fait ce que vous m’avez demandé. » Alors attention pour qui tu votes, mon con, tu risques de mettre des souillures à la Maison Blanche.