J’ai choisi de limiter mes critiques aux œuvres qui ont su me toucher, et sur lesquelles je peux apporter une analyse, certes très personnelle et absolument subjective, mais au moins inédite. Victoria fait partie de ces œuvres qui m’ont apporté des pensées que j’ai souhaité partager. Les analystes les plus aguerris ne s’indigneront pas, j’espère, des fantaisies que je pourrais conter. L’interprétation que j’ai de Victoria peut paraître, à raison, tirée par les cheveux, mais je m’excuserais auprès du lecteur en disant que j’aime dériver de sujet en sujet jusqu’à l’expression de mes idées personnelles.
Le plan-séquence, un parti pris lourd de sens
Je trouve injuste, ou au moins dommage que Victoria ne soit connu presque que pour cette caractéristique. Evidemment, un film de plus de deux heures tourné entièrement en plan-séquence attire forcément l’attention du cinéphile même amateur. Il s’agit d’une prouesse technique impressionnante. Mais il faut bien que ce procédé ait son utilité et son influence sur le fond du métrage, tout comme une figure de style doit apporter à un texte littéraire.
Le premier effet qu’a le plan-séquence se remarque sur les acteurs. En effet, sans coupe ces-derniers sont poussés dans les retranchements de leur métier. On cherche à révéler, chez ces comédiens, le naturel des instincts, des gestes, des mots et des réactions de l’humain et de la jeunesse. N‘est-on pas obligé, lorsqu’on doit interpréter deux heures durant un personnage, de s’y identifier, de se fondre, de s’immiscer en lui plus que lorsqu’il s’agit de prises de quelques minutes à peine ? Le talent de l’acteur ne s’épanouit-il pas davantage dans ces conditions où un individu, prisonnier dans un autre, doit vivre comme le personnage, penser et agir comme celui-ci, tout en apportant un peu de soi ? L’épanouissement se lit dans le jeu de Laia Costa, Frederick Lau ou encore Franz Rogowski dont les talents se libèrent et déchirent l’écran de sincérité.
Ensuite, parmi les atouts du plan-séquence on compte bien sûr la fluidité du film. Pourtant, l’esthétique ne semble pas être une cible pour Victoria : c’est davantage le réalisme que le réalisateur recherche, et une proximité intime avec le spectateur. Aussi la caméra est, à la façon d’un narrateur interne à un récit, comparable à un sixième personnage. La prise de vue est purement subjective, la caméra s’adapte aux situations, tranquille ou fébrile quand il le faut, ce qui constitue un exploit technique insoupçonné. La dimension de réel est palpable, et ce procédé donne au film un esprit documentaire remarquable.
L’illusion du vrai
Si je parle de naturel, de réel, si je vais jusqu’à comparer Victoria à un documentaire, ce n’est pas par hasard. Victoria est l’œuvre réaliste parfaite, bien qu’elle soit une pure fiction. Mettant en scène des personnages communs, attachants de banalité, l’histoire contée par le métrage est fortement vraisemblable. Le plan-séquence porte en lui une sincérité essentielle pour la crédibilité du récit. Le rythme du film est très spécial car sa durée est exactement égale au « temps de la narration » du film : en deux heures de film, on montre deux heures de vie, ni plus ni moins. Le but du réalisateur et de promettre au spectateur une transparence totale, et cet engagement semble dire : « Voilà, je ne te cacherai rien. Pas de coupe, pas de triche. ».
Pourtant, le scénario est agencé de telle manière qu’il y a peu ou pas de temps morts. Evidemment cette démarche est menée aux dépends d’une vraisemblance totale, mais elle est indispensable à la qualité de l’œuvre. De plus, les rares temps morts qui se ressentent servent le film puisqu’ils sont une bouffée d’oxygène au milieu d’un thriller survolté, mais surtout car ils permettent au spectateur de s’arrêter quelques instants et d’observer la réalité dépeinte avec plus d’attention. Ils sont comparables aux pauses que les romanciers consacrent aux descriptions, et qui permettent de sentir toute la puissance de l’illusion à laquelle on s’abandonne. Car, comme le dit si bien Maupassant dans Le Roman :
Faire vrai consiste à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.
Enfin, Victoria se penche sur un milieu social moyen voire pauvre, et n’embellit pas cette réalité qu’il souhaite décrire. Mieux encore, le film s’intéresse à une jeunesse déroutée et incomprise, une jeunesse qui a besoin qu’on l’écoute et qu’on l’aide. En cela, il est doué d’une intelligence peu commune puisqu’il évite, par l’interprétation spontanée de ses acteurs notamment, tous les clichés liés à cette jeunesse. Il propose une plongée dans une époque contemporaine sombre, au beau milieu d’une troupe joyeusement triste, désabusée et désenchantée.
Joyeuse mélancolie
L’œuvre sincère, par souci de réalisme, ne s’épanche que peu. Aussi Victoria, qui semble faire de la vraisemblance et de la proximité avec la réalité ses priorités, n’est a priori pas fait pour émouvoir. Pourtant, il a certains atouts qui tendent, sinon à ébranler le spectateur, au moins à le toucher légèrement, avec une subtilité inhabituelle. Les portraits psychologiques implicites des personnages laissent deviner des protagonistes torturés par leur époque.
Perdus dans un monde qui ne les comprend pas, ils ne semblent plus rien chercher, ils ne semblent plus rien attendre. Le personnage de Victoria, dont les choix laissent premièrement penser qu’elle est insouciante, ne tient en vérité plus à grand-chose. Elle montre davantage une impassibilité et une indifférence devant les risques qu’une insouciance étourdie qu’on soupçonne tout d’abord.
Victoria me rappelle l’albatros de Baudelaire. Douée d’un talent rendu douloureux par son échec dans sa carrière, cette « reine de l’azur » dans son domaine parait « maladroite et honteuse » dans le milieu dans lequel elle se perd. Son talent est comme les « ailes de géant » qui empêchent l’oiseau de marcher. Ces quatre inconnus auxquels elle s’attache semblent être une bouée dans un quotidien qui l’use.
Ils forment, à eux cinq, le sombre reflet d’une jeunesse que la cruauté du monde a abîmée. Brisés par les désillusions, ils subissent l’âcreté de l’existence avec une dérision désespérée. Ils sont des anges magnifiques desquels on a broyé les ailes, et qui restent ainsi à terre, en proie aux puristes qui les lapident de leurs réflexions bien-pensantes. Enfin le réalisateur Sebastian Schipper est digne de louanges pour être parvenu à peindre, dans la sincérité la plus pure, ce tableau mélancolique.