Notre homme s’appelle Max Renn. Il en jette à la tête de Civic TV, sa chaîne câblée licencieuse spécialisée dans la cochonnerie minable. Regard rond et malicieux, ironie frondeuse, défiance nonchalante, manières phallocrates. Le genre mâle dominant. Mais ses yeux globuleux, ses lèvres trop bien dessinées, sa peau mate et élastique vendent d’emblée la "machine molle" imaginée par William S. Burroughs. Son front bombé trahit les débordements de son transhumanisme, dont ses joues vérolées et lacérées indiquent qu’il est malade. Il cherche l’émission transgressive qui crèverait l’écran, à l’affût de n’importe quel contenu susceptible de doper ses audiences. Il prospecte, toujours en quête de produits de cul, entre le plus que soft et le pas trop hard. Un jour il tombe (par hasard, croit-il) sur un snuff movie diffusé par un signal pirate. Rayons télé-cancérigènes. Visions en chaîne. Ondes immondes. Bad trip. Son abdomen laisse bientôt s’ouvrir une béance palpitante dans laquelle il introduit tantôt sa main, tantôt une cassette VHS. Il se transforme inéluctablement en magnétoscope ambulant. Un pistolet-phallus lui pousse à l’avant-bras, arme de poing littéralisée en poing armé. Bianca, la fille d’un apprenti-sorcier de la communication, le déprogramme de sa charge destructrice puis le reprogramme pour prêcher la bonne parole d’une néo-religion baptisée La Nouvelle Chair. Les cinq doigts du flingue. Viser la tête de lecture. Pas sûr d’avoir atteint la cible. Sa maîtresse Nicki, maso magnétique, le convoque et l’implore de le rejoindre. Difficile de résister à la troublante Debbie Harry, Blondie icon devenue auburn, grande prêtresse cathodique et créature aussi impalpable qu’éminemment sexuelle. Il finit par atteindre l’unité de son œil et de son regard, par produire l’identité du "contenu" (facteur féminin) et de la "forme" (facteur masculin), ou plutôt du principe qui se manifeste en eux, figuré par son double suicide. Réfugié dans un cargo en ruine, il se tire une balle dans la tête. Le feu qui se déchaîne autour de lui symbolise la dimension purificatrice de son geste. À l’instar du phénix, il s’auto-engendre en un processus de combustion mystique, le bûcher lui servant à la fois de cercueil et de matrice. Bienvenue dans Vidéodrome.
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C’est avec ce film-phare, au début des années 80, que David Cronenberg devint grand. Rage, Chromosome 3 et Scanners (pour ne citer que les plus réussis) avaient certes consacré un fantastique radicalement inédit, mais ils n’en possédaient pas tout à fait la valeur séminale et prémonitoire. À cette époque, le concept de télé-robinet à images est encore balbutiant et la vidéo toujours en culottes courtes. Or le cinéaste anticipe rien moins que l’empire d’Internet, les réseaux d’information et les plateformes de divertissements numériques qui ont colonisé notre monde contemporain. Il annonce le futur règne des programmateurs et des hackers, les logiciels et applications qui notifient et dictent les conduites, les addictions aux écrans, les identités virtuelles sous pseudonymes, les visioconférences déréalisantes, les recommandations personnalisées, la persistance des défunts sur les communautés en ligne, l’ère du gonzo, les chambres à torture du darknet ou les déviances glauques du deepweb (sans même évoquer l’évolution de la production pornographique et de ses sordides conditions d’exploitation des misères humaines, comment ne pas penser aux exactions de Guantanamo, aux décapitations filmées de Daesh ou aux hashtags snuff de TikTok ?). Il s’inquiète aussi de l’usage effrayant que des multinationales ou des puissances étatiques pourraient faire de ces nouvelles images en termes de contrôle. Rarement la frontière entre une vérité de convention et un univers fantasmatique, exclusivement rendu par des moyens et des effets de cinéma, fut aussi subtilement floutée. Le projet même de Vidéodrome repose sur ce paradoxe : la réalité découle uniquement de la perception que l’on en a. Du coup rien n’empêche de considérer l’homme comme un animal technologique, animé d’une pulsion scopique ravageuse, sur lequel on peut susciter l’émergence d’organes mutants à l’aide de stimuli oculaires. Et le problème n’est pas de disputer au réalisateur le droit d’avancer dans cette jungle infernale sans se soucier du minimum vraisemblable requis, mais de bien juger comment il conduit une telle folie. Réponse : avec la fougue du défricheur et une maestria visionnaire. Sans gant ni pincette, probablement habité d’une douce démence et certainement paranoïaque au plus haut point. Toujours maître de ses idées tordues, de son imaginaire pervers.
Si l’aventure de cet être qui se fond dans sa propre image se présente comme une traversée du miroir, son récit n’a rien d’une opération magique de type carrolien. Le ressort du mécanisme repose d’abord sur l’hallucination mais Cronenberg lui donne un tour bien particulier et en renverse radicalement les propositions. Il dépoussière en pythie le vieux discours qui fait porter la responsabilité de la violence sociale (ou du moins une forme d’anesthésie à la brutalité du réel) sur la représentation de celle-ci par les médias télévisuels. L’illusion est un phénomène localisable, une tumeur cérébrale qui n’est pas sans rappeler "l’œil pinéal" de Scanners. L’avertissement ne consiste plus à ne pas prendre ses désirs pour des réalités mais, au contraire, à ne pas prendre ses réalités pour des fantasmes. Max assassine quatre ou cinq personnes ; parfois, il ne sait plus s’il les a tuées "à l’écran" ou "dans la vie". Il se délecte au spectacle de leur mort sur son téléviseur organique, à l’intérieur duquel il s’engouffre et qu’il finira par faire exploser quand il n’y verra plus que son reflet. Comme tous les serial killers psychopathes, il entend des voix, se croit investi d’une mission, oscille de l’amour narcissique au dégoût de lui-même. Il est donné comme le personnage moderne par excellence, dont les espoirs, les rêves, la sexualité résultent d’une fusion entre l’inconscient et cette espèce de psyché collective qu’est la télé de l’ère du zapping et du cryptage (la scène du casque à hallucinations, où le désir se concrétise à l’écran en passant d’une image encodée à une image télévisuelle, puis d’une basse définition à l’image cinéma, reste dans les annales). Sous hypnose, il exécute les plans (au double sens de projets de crimes et d’images de cinéma) que la cassette déroule en son ventre. Tandis que la vidéo se fait chair, le corps humain se fait verbe. Signe irréfutable des temps.
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Max finit par découvrir que le programme Vidéodrome est une sorte de cheval de Troie élaboré et expérimenté par une ligue de dévotion puritaine. Sous son influence fatidique, celui qui voulait que le spectateur "emporte sa télé au lit" devient une fille publique, ouvert à tous les vents, sans aucun libre-arbitre, sans autre besoin que celui de mettre un terme à l’horreur sans fin distillée par cet épouvantable objet spéculaire qu’est la télévision. Pour survivre il doit abattre Barry Convex, le gourou qui se prend pour Dieu. Témoin sa volonté de créer une nouvelle race d’humains qu’il compte lancer dans une guerre sainte ou, plus discrètement, le tableau de Michel-Ange La Création de l’homme, reproduit derrière l’estrade où il exhorte ses troupes. Sa manière de se revendiquer de Lorenzo de Médicis en lui prêtant une citation erronée ("L’œil est la fenêtre de l’âme" vient de Léonard de Vinci) témoigne de son cynisme à prôner une prétendue Renaissance (à laquelle aspire aussi le bien nommé Max Renn) qui trahit son mauvais goût (les maillots de bain bariolés sous les costumes d’époque de ses girls) et son obscurantisme. Par opposition, le mystérieux professeur O’Blivion (inspiré à l’évidence de MacLuhan) évoluait dans un décor moyenâgeux qui préfigurait les Lumières, avant de se retrouver dévoyé dans une esthétique sadomasochiste. Il ne subsiste de cette figure quasi médiumnique que plusieurs centaines de cassettes soigneusement rangées sur des étagères dans une pièce blanche, fermée par des vitraux, comme une chapelle ardente. Max n’est qu’un petit soldat au service d’une idéologie, un pion à la solde d’un grand trust. Mais il se retournera contre ceux qui ont détruit sa vie et son intégrité physique : sous les dehors de la science-fiction, le cinéaste retrouve la trame de l’itinéraire moral développé dans nombre de polars depuis Le Point de non-retour.
À partir d’un décor et d’annotations réalistes, il suffit à Cronenberg d’une scène et de quelques plans pour entraîner dans un autre monde : le bateau rouillé dans lequel échoue Max, les paravents-labyrinthes de la mission Cathode Ray, la boutique neuve de l’oculiste transformée en vieux magasin, le directeur de Spectacular Optical, "homme aux lunettes" qui n’est pas sans évoquer "l’homme des sables" du conte d’Hoffmann. L’auteur se demande comment soutenir concrètement l’épreuve d’un délire qui se suivrait à la manière d’un journal intime, d’un carnet de bord, sur un mode purement entomologique. Le film est ainsi peint des couleurs les plus criardes de son temps : baise dure, bondage, fouet, aiguilles, brûlures, moignons sanguinolents, voyeurisme morbide, contamination vénérienne, télé-vagin, télé-pipe, télé-patin (le plus improbable baiser de cinéma jamais imaginé) qu’on pelote mollement au rythme de ses spasmes. L’écran se tend, se déforme comme du latex. La cassette ondule. Le récepteur se gonfle, se veine, bombe et gémit de plaisir, aussi turgescent qu’un corps en émoi. Quant aux rues de Toronto, elles sont pleines de charlatans pourris, de démonstrations publicitaires obscènes, de clochards dont la soupe populaire est une pseudo-étable où sont disposés récepteurs TV et cafés crème. Pourtant les lignes sont graphiques, les meubles lisses, les arrière-plans soigneusement dégradés. Soumise à un principe de rentabilité maximale, la mise en scène opère avec une précision chirurgicale pour confronter le spectateur à sa part d’abîme. Quels gouffres contemple-t-on lorsque l’on croise le regard implorant d’un sans-abri en manque, véritable junkie de la télé ? Ou celui de Nikki se mutilant la poitrine ou se laissant dépérir lors d’une funeste strangulation ? À ce stade, le film de Cronenberg s’offre comme la symphonie prophétique d’une civilisation désespérée et mentalement tarée. Qui a perdu toute conscience du réel pour le remplacer par un nouvel instinct encore informe : l’image, dans ce qu’elle a de plus commun avec le cirque ou plutôt l’arène. En un mot : le Vidéodrome.
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