D'abord seulement, des plans fixes. De longs plans fixes où il n'y a rien, seulement un arbre. Un arbre gigantesque, et la nature autour. Un jardin. Des oiseaux qui chantent. Et deux voix. La première masculine, la seconde féminine. Deux voix en hors champs qui sortent des phrases magnifiques qu'on voudrait pouvoir noter, garder en mémoire.
Au commencement, on dirait du Godard où tout n'est que conceptualisation des mots sur les images. Du Bergman où la mélancolie s'empare du spectateur, où les images prennent vie dans des intérieurs vides de maisons aux murs imposants, aux pièces désertes, aux meubles d'une autre époque, comme traversés par le temps.
Du Resnais aussi, L'année dernière à Marienbad avec ces voix offs et ces longs intérieurs de couloirs déserts.
D'emblée, le film apparaît pour nous dicter ce qu'il sera : le portrait d'un cinéaste. Le film testament d'un réalisateur filmé par lui-même. Manoel de Oliveira, décédé l'année dernière, mort à 106 ans. Il aura traversé tous les âges, toutes les époques, et surtout, quasiment la totalité de l'histoire du cinéma. Ce qui demeure de l'ordre de l'inconcevable est incroyable, unique, d'une rareté à couper le souffle. Difficile à croire, du haut de notre jeune âge, que l'homme face caméra, racontant sa vie avec beauté, ferveur, humilité, aura vécu ce que personne d'autre ne peut vivre : c'est-à-dire l'expérience du cinéma muet jusqu'à nos jours. Il n'y a pas de mots pour dire la préciosité d'un témoignage de vie comme l'a vécut Manoel de Oliveira. Malgré que l'on connait très mal le cinéaste (le seul film que j'ai vu de lui demeure L'étrange affaire Angélica), le grand homme s'avère d'une humilité sans borne, d'une empathie exacerbée.
Ainsi, ce sont deux voix offs, dont jamais on ne connaîtra les visages, les corps, les postures. Seules, elles entrent par effraction dans ce qui sera la demeure du cinéaste, la vraie, en chair et en os.
Parce qu'il n'y a rien. Seulement du vide. Visite ou Mémoires et Confessions (un étrange titre, à l'image de ce film OVNI, englué dans sa propre mort), ce n'est rien d'autre qu'une oeuvre sur la beauté du vide, la beauté déserte d'une vie qui n'est plus : les mémoires d'un homme de son temps, les traces d'un souffle, d'un courant d'air.
Mais ce que le film contient de si puissant, c'est cette mécanique omniprésente dans la façon de filmer. Son artificialité totale, avançant avec la rigueur d'une partition de musique. Comme un film de la Nouvelle Vague, le film est calculé à la baguette, le moindre plan, le moindre cadrage, la moindre voix, sonorité des mots. Le cinéaste lui-même s'adresse face caméra dans une mise en scène des plus jubilatoire. Tout dans sa posture, articulation des mots, prononciation des paroles, est millimétré jusqu’à l'exagération. C'est en cela que le film, dans son unique forme, est un joyau sans nom, une pépite d'or, un ouragan. C'est un documentaire où l'inventivité d'une mise en scène contraste de plein fouet avec le sujet du film : un simple documentaire sur Manoel de Oliveira, filmé par Manoel de Oliveira lui-même. L'oeuvre est d'une somptuosité monstre, une oeuvre testamentaire d'un bouleversement inégalable : car à travers les mots du cinéaste, on réalise que l'homme n'est plus rien qu'un fantôme, un gouffre, une éternité. Une nostalgie dans une maison où la vacuité y est oppressante, lourde de sens, de vide, d'absence, de mort.
Un étrange film, fantomatique comme ces couloirs vides, ces murs sans vie, au passé omniprésent, à l'arrière asphyxiant. Il n'y a alors qu'une chose à faire : découvrir l'immense filmographie du cinéaste, encore.