Emiliano Zapata fut avec Pancho Villa l'un des principaux chefs de la révolution mexicaine, qui se déclencha en 1910 et dont les évènements se prolongèrent sur près de dix ans. Héros national, couvert de gloire, il refusa, les premiers succès passés, l'escamotage de l’insurrection comme il avait refusé et châtié l'indiscipline et l'inconduite de ses meilleurs et plus fidèles compagnons de combat. Il était l'homme des paysans. Par dessus les honneurs et les tentations du pouvoir, il demeura l'incarnation palpitante de leurs aspirations. Il sut "reprendre le maquis", tout perdre pour le seul infime espoir de tout sauver. La trahison seule eut raison de cet étalon de la révolte indomptable. Il mourut criblé de balles, percé comme une écumoire, réduit à n’être plus qu’un petit tas de chair et d’étoffe au milieu d’une cour immense écrasée de soleil, lors d’un de ces guet-apens qui maudissent jusqu'à la septième génération, fusillé seul, sans arme, par mille soldats qui forgèrent sa légende dans un halo de poussière, de sang noir, de mouches et de sainteté fraternelle. En intitulant son film Viva Zapata !, Elia Kazan a accepté courageusement la comparaison avec le fameux et inachevé Que Viva Mexico ! d’Eisenstein. Mieux. On sait que ce dernier film devait avoir un prologue, quatre épisodes et un épilogue. Cinq de ces six parties furent tournées. Il était prévu que la seule manquante soit justement consacrée aux faits historiques relatés ici. Juan et Pancha auraient été les symboles vivants de tous les hommes et de toutes les femmes qui portent ensemble le poids de la guerre en des instants où l'union physique, la loyauté réciproque, la mort et la naissance forment un tissu aussi serré que celui des sarapes multicolores portés par les Mexicaines. Kazan, qui fait une part importante à l'aventure Zapata-Josefa, a-t-il couru consciemment le risque d’écrire, en quelque sorte, cette page inexistante ? Rien que pour cette audace, il mérite un grand coup de sombrero.
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À sa sortie, Viva Zapata ! fut assassiné par la presse de tous bords. Les uns reprochèrent à l’auteur d’avoir fait d’une figure révolutionnaire un intellectuel irrésolu, le contraire d’un héros positif ; les autres l’attaquèrent pour ses soi-disant sympathies communistes (alors même que Fernando Aguirre est montré comme un idéologue ritualiste et totalitaire). Un tel aveuglement tendit à mettre l’entreprise dans la perspective d’une série autojustificative de films que Kazan réalisa au sortir de ses démêlés avec la HUAC et des reniements successifs dont il fut l’objet. Or il s’agit d’un projet médité de longue date : pendant dix ans par son réalisateur, pendant vingt ans par son scénariste, John Steinbeck. Le film ne pouvait pas ne pas être lu dans la perspective, jugée démissionnaire par l’intelligentsia de gauche, de L’Homme révolté d’Albert Camus, paru en 1951. Une décennie plus tard, en plein kennedysme, Steinbeck suggéra à Kazan de travailler à une nouvelle version plus explicite à partir du matériau initial, dont il reconnaissait plus que jamais la validité. Le parallélisme avec la stérilisation de la révolution cubaine était même avoué. Le projet n’aboutit pas en raison du refus de la Fox d’investir le moindre argent dans cette affaire révolue. L’intérêt tout extérieur du sujet, comparable à ceux des grands films soviétiques des années trente, le fait qu’il représentait une position anti-autoritaire de gauche et la correspondance de la personnalité du héros avec Kazan se questionnant alors sur le statut dont il jouissait dans son métier constituaient, pour le cinéaste, autant de motivations garantes d’un profond engagement. Ces prémices ne pouvaient guère laisser espérer une épopée claire et stable, dans sa thèse comme dans sa forme, mais plutôt une chronique complexe et ouverte de l’ambiguïté. Ce sont autant les intentions personnelles des créateurs que l’impossibilité même de restituer, dans les limites d’un long-métrage, la complexité de la révolution mexicaine qui dictèrent une structure quasi shakespearienne, où l’histoire relatée emprunte une forme hachée mais cohérente. L’oppression endurée par les péons des Morelos sous la botte d’une ploutocratie de planteurs, soutiens du dictateur Porfirio Diaz, ne serait pas sans rappeler Les Raisins de la Colère, si ne faisait presque défaut toute précision sur leurs conditions d’existence. Pour le spectateur, ce background est à déduire des comportements de chacun. L’action suscite l’engagement, non l’information.
À cette époque de sa carrière, Kazan ne dédaignait pas un savant formalisme ésotérique influencé par différents courants du théâtre américain, dont il fut l’un des metteurs en scène les plus réputés (Un Tramway nommé Désir en témoigne). Il pouvait ainsi créer une zone de sécheresse entre le public et l’écran, qu’il fallait parfois parcourir un certain temps afin de dissiper le décalage entre le pouvoir visuel de l’image et son propre contenu. Mais il n’a pas cherché ici qu’à assembler les éléments d’une admirable rhétorique plastique, et c’est bien son personnage-titre qu’il a voulu honorer. Il a de fait dressé une sorte de tombeau à sa mémoire, dont chaque face est une manière de bas-relief contant un épisode héroïque ou intime de la vie de Zapata. Certains de ces morceaux touchent à la perfection. Que l’on pense à la capture et à la délivrance du protagoniste, avec la musique grandissante des cailloux frappés les uns contre les autres, signal qui rassemble sur le chemin du supplice une foule grandissante et libératrice. Que l’on pense encore à ces étonnantes chevauchées dans les maïs géants, à l’insolite nuit de noces avec Josefa, ou à cette foudroyante succession de plans courts où Zapata "dérape" avec son cheval à quelques centimètres de l’objectif dans un nuage de poussière et tranche d’un coup de sabre les liens d’un prisonnier. C’est bien cette terre pâle dont parle D.H. Lawrence, brûlante, sèche, soulevée par le vent en fumée de sable fin. Collines basses qui s’affaissent lourdement, tachetées des points noirs que font les buissons de cèdres. Et au-dessus, le ciel lumineux, tourmenté, alcalin. Ce sont bien ces femmes aux bras, aux jambes et aux pieds nus, aux cheveux flottants, visages baissés et impassibles, vêtues de l’éternelle robe courte attachée sur une épaule. Un insolite sens de la grandeur, qui ne doit rien aux poncifs de la "démocratie américaine", traverse ainsi de part en part cette œuvre jamais manichéenne, emportée par un sujet des plus nobles.
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Car Viva Zapata ! développe une interrogation sur la responsabilité du pouvoir, sa nature corruptrice une fois qu’il a été conquis, et sur l’impossibilité de "fixer" l’acquis révolutionnaire par-delà l’inévitable reflux des compromissions politiques. Zapata va au devant de sa propre mort et récupère son identité, assume paradoxalement sa vérité, alors même qu’il devient la proie du mythe. L’une des ultimes images montre sa dépouille exposée sur un tertre, au centre du village. Ce tertre est en réalité une fontaine d’où s’échappe un jet d’eau : allusion à une imagerie chrétienne, qui fait jaillir des sources là où les martyrs sont sacrifiés ; mais aussi jeu d’images et de mots : la vie s’en va, et en même temps la vie va. Comme il a rendu la souveraineté à ceux qui la lui avaient confiée, Zapata et l’idée qu’il incarnait se sont disséminées dans le peuple. La scansion dramatique est ainsi doublée par une symbolique, comme en attestent les reprises, les retours de certains gestes, les effets de miroir, le recours suivi à des motifs privilégiés : le cheval blanc, le cercle (à celui initial qui entoure le nom de Zapata dans le titre répond par exemple celui en feu du final). Dans les œuvres de John Ford, l'Histoire certes s'inscrit téléologiquement mais les hommes, plutarquiens, irlandais, la dominent de toute leur stature. Les données sociales et économiques qui déterminent le cinéma de Kazan semblent au contraire souvent tenir le rôle du fatum (de manière caractéristique dans La Fièvre dans le Sang). Elles paraissent susceptibles de dominer l'homme, de l'asservir, voire de le consumer. Certains codes échappent à Zapata, qui jouit d’une intuition pratique mais ne possède pas vraiment le sixième sens ni la maîtrise assurée qui lui est liée. Son parcours indique concrètement à quel point il y a en toute révolution une part égale de romantisme et de mathématique.
Le film passionne également en ce qu’il contient déjà une large part des thèmes qui perfuseront la filmographie ultérieure du cinéaste. L’évolution même du statisme recherché de certaines séquences (la première apparition de Zapata, la prise de conscience de celui-ci) à la fluidité de la dernière partie, qui rend le général à sa liberté mais aussi à sa vulnérabilité, annoncent les variations d’amplitude et la liberté stylistique et thématique des opus suivants. Certes une plus grande décontraction, un souffle plus délié marqueront les titres postérieurs, que l’exploitation de l’écran large autant que la sérénité de l’âge sauront faire épanouir (À l’est d’Eden, Le Fleuve Sauvage). Mais l’humour détaché de la première partie d’America, America est tout entier dans la mémorable scène des proverbes. Les dernières scènes, notamment celle du refuge dans la montagne, offrent quelques uns des plus beaux instants lyriques de l’œuvre de Kazan, et la dialectique entre la vie et l’utopie, la permanence et le changement, la raison et la vitalité, est déjà tranchée en faveur des incertitudes de cette dernière. La présence très physique de Marlon Brando, accentuée par l'opposition typage traditionnel/Actors Studio, fait échapper le héros à la simple dimension d'homme de paille dont l'Histoire entraînerait impérieusement la construction puis, non moins indifféremment, la destruction. À la fois bondissant et pesant, chaleureux et impitoyable, l’acteur compose un Zapata plus que crédible, impressionnant de fougue, de fièvre et d’autorité. Et la beauté farouche de Jean Peters est bien dans le style de l’ensemble, qui recourt volontiers aux armes de la parabole poétique, neutralise les lourdeurs plus ou moins schématiques du discours à thèse et s’impose d’abord comme un chant d’une puissante et saisissante inspiration formelle. Demander à une mémoire affective de reconnaître la vérité, c’est au moins essayer d’échapper à un idéalisme naïf qui se satisferait du culte de la liberté d’esprit ou d’homélies à courte vue. Voilà pourquoi Viva Zapata ! compte parmi les films les plus lucides et les plus forts de son auteur.
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