La première séquence du premier (télé)film de Tsai Ming-liang, « All the Corner of the World » (1989), donnait déjà le ton : attroupée devant un cinéma fermé, une foule de citadins se voit heurtée par un nuage de poussière émanant d’un chantier sur le trottoir d’en face. Alors que s’enchainement cris et toussotements dans la populace, un premier constat s’établie : le prix du développement de Taipei est l’écrasement de ses habitants par la matière urbaine. Ce constat, Tsai Ming-liang le renouvellera dans son premier film de cinéma, « Les Rebelles du Dieu Néon » (1992), exploration des bas-fonds sordide de la métropoles, sous le joug des motifs liés à la circulation, à l’électricité, bloquant les relations humaines. Mais c’est bien dans son second, « Vive l’amour », que l’urbanité se révèle la plus étouffante. Suivant trois personnages squattant le même appartement-témoin sans se croiser, ce film, valant à son réalisateur le Lion d’Or en 1994, dévore la solitude urbaine à pleine dent, écrasant les corps épuisés de ses personnages.
On pourrait dire du cinéma de Tsai Ming-liang qu’il est poseur, qu’il n’hésite pas à démontrer le narcissisme d’un metteur en scène faisant mine d’ignorer la puissance évocatrice de ses images. Il est vrai, c’est un cinéma lent, austère, s’attardant sur les espaces vides avec une fixité omnisciente, sur les corps, jusqu’à s’avérer, pour qui veut bien y entrer, cérébral jusqu’à l’envoutement. À l’instar de la totalité de ses films, « Vive l’amour » commence sans donner aucune information sur ses personnages, pour ensuite constamment déjouer nos attentes, les enfermant dans un cavenas minimaliste où se déplace futilement leurs corps, se meuvent leurs âmes, notamment Lee Kang-sheng, acteur fétiche du cinéaste, ici mis à nu, écorché, travesti… D’ailleurs, « Vive l’amour » n’est pas sans être un quasi film fantastique travesti en comédie dramatique : les jeux de mise en scène déployés ne sont parfois pas sans évoquer le cinéma d’horreur, notamment lorsque les personnages se cherchent dans l’appartement, comme à la poursuite d’un fantôme, à l’écoute de leurs souffles emplissant ces images que l’on ne saurait voir. S’attardant sur les tourments de ses personnages en captant langoureusement leurs habitudes et leurs solitudes, Tsai Ming-liang commence également à démontrer ici ce sens génialement discret du gag, introduisant d’infimes variations dans son cadre rigide, allant souvent de pair avec la mollesse de ses personnages (par exemple, l’agent-immobilière ouvrant son robinet avec son pied pour remplir sa baignoire), l’ironie douce-amère des situations dans lesquelles ils se plongent. À ce titre, le cinéaste raconte prendre souvent des bains, mais ne jamais mettre la tête sous l’eau…
Mais « Vive l’amour », contrairement à « Les Rebelles du Dieu Néon », est aussi et surtout contaminé par le virus de l’uniformité, de l’indifférence. L’aspect documentaire, relâché, presque improvisé de son prédécesseur, laisse ici place à une gracieuse chorégraphie désaffectée de l’aliénation urbaine, où l’on se mêle sans jamais se sentir, entre solitude profonde et l’amour pour maintenir en vie. Cela n’échappera d’ailleurs à aucun spectateur, il s’agit là d’un quasi film muet, où la communication amoureuse intervient par les lignes téléphoniques et les couches successives de vêtements que l’homme et la femme enlèvent chacun de leurs cotés. Le film enferme ainsi géométriquement les personnages dans des cases, multipliant les surcadrages glaçants, confinant à des espaces restreints, au désert urbain, envahi des larmes de Yang Kuei-mei coulant dans ce plan final à la longueur dénuée de vertu. Comme si le monde avait déjà été rongé par la mort, comme si ce visage abimé par la tristesse faisait acte de résistance face à l’indifférence croissante des vastes chantiers de béton l’entourant. Cette longueur, si élégiaque, pourrait également se nommer amour.
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