Entre autres vertus, l’art a parfois le pouvoir de rappeler ce qu’il en coûte d’être libre. Cela mène loin mais si on y passe, si on en crève, quelqu’un que l’on aura réveillé prendra le flambeau et assurera le relai. De la peur, de la manipulation, de la soumission aura surgi la fraternité, celle qui rend aussi immense qu’une montagne, celle qui donne sa puissance irrépressible d’exister. Alors surgit le mot fin. Ce n’est toutefois que le début car la graine de la révolte aura été semée dans la conscience du spectateur, comme elle aura permis à l’Indien de briser triomphalement ses chaînes. Dénouement d’une bouleversante grandeur : si les deux réprouvés, le déclassé blanc et le paria rouge, sont victimes de la même mécanique répressive, le premier en meurt tandis que le second parvient à s’en délivrer. Que peut-on écrire de nouveau sur cet indestituable classique qu’est Vol au-dessus d’un Nid de Coucou ? L’adaptation par Miloš Forman, cinéaste tchèque émigré aux États-Unis, d’un roman américain qui fut au début des années soixante l’un des phares de la contestation outre-Atlantique, constitue d’évidence une rencontre privilégiée. Elle superpose la colère d’un réalisateur nourrie à l’encontre d’un système socialiste d’intention, mais de fait oppresseur et oligarchique, et celle d’un exilé de l’intérieur, d’un drop-out, hippie d’un ex-Nouveau monde dont on ne perçoit plus que la nécrose sous le vernis trompeur des institutions. Le livre de Ken Kesey annonçait les mouvements sociaux qui allaient secouer le pays. Dirigé par un homme ayant vécu le printemps de Prague, le film reflète des angoisses impossibles à oublier. Le thème de l’asservissement de l’individu sort vivifié et enrichi d’une mise en perspective nouvelle, à travers tout ce que peut syncrétiser l’idée du goulag. Ces références ne sont cependant pas expressément désignées dans le long-métrage, sa dimension parabolique accrue étant davantage imputable aux pouvoirs expressifs du cinéma. Plus concret, il n’abandonne jamais le registre du réalisme clinique alors que le modèle littéraire, écrit à la première personne, livrait sa signification dernière via les monologues intérieurs de l’Indien : ainsi notamment de la "machine à brouillard", produit de la seule imagination d’un narrateur psychotique, qui dissolvait dans son néant blafard les ultimes velléités de protestation vitale des pseudo-fous.
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Comme une caserne, une prison ou une école, l’asile psychiatrique est un milieu où règne l’ordre le plus strict. En dehors de cet ordre, ni salut ni guérison possible. Ceux qui le déterminent sont réputés infaillibles, ceux qui s’y soumettent ont la chance de n’avoir guère à se poser de questions. Les malades ingurgitent des pilules matin et soir, jouent au pinochle ou au Monopoly, errent sans but sur le terrain de basket, barbotent dans le bassin de la salle d’hydromassage. Les moins atteints participent aux réunions du collectif thérapeutique. Tous se tiennent à carreau. Car aux mauvais garçons sont réservés le pavillon des violents, les électrochocs et la lobotomie. En haut de la pyramide siège le "père tout-puissant", à savoir le Directeur, secondé par les docteurs et la Commission spéciale qui se réunit pour examiner les cas difficiles. Son principal agent d’exécution est une femme de belle stature aux yeux glacés, vêtue de linges immaculés et toujours impeccablement coiffée, mi-dame patronnesse, mi-surveillante gestapiste : l’intraitable Miss Mildred Ratched. Elle-même transmet son autorité à des surveillants noirs aux solides biceps, chargés de faire régner la discipline, qu’elle méprise et qui la haïssent. C’est elle qui, arborant des masques différents selon les circonstances, a le contact le plus direct avec les pensionnaires. C’est elle qui distribue les bonbons et les punitions. Sous son apparente impartialité et les atours d’un libéralisme fallacieux, elle dissimule un goût immodéré pour la contrainte morale. Régnant en usant de la délation, mais aussi en gauchissant subtilement les règles du jeu démocratique (la scène de l’inflexion du vote) et en préservant les apparences d’un certain avant-gardisme médical (la psychothérapie ne sert qu’à faire avouer le "coupable" que l’on veut réduire), elle contrôle pour mieux châtier et recourt à l’arsenal technologique de ce qu’on appelle la torture propre. Ascétique, aseptisée, elle nourrit une angoisse obsessionnelle en face de la sexualité, associée à une soif de pouvoir et de domination qu’elle partage avec tous les totalitarismes. Verrouillant l’aspect définitif du cercle dans lequel les patients sont bouclés, l’univers parfaitement huilé qu’elle régit ne saurait tolérer le moindre grain de sable.
Et voici qu’une véritable météorite s’y introduit en la personne de Randall Patrick McMurphy. Dès qu’il arrive en jeans, blouson de cuir et passe-montagne, on sait que le cérémonial de ces ukases va voler en éclats, au risque de compromettre la sécurité de la communauté asilaire. Simulant la folie pour éviter le régime épuisant de la ferme pénitentiaire, cet homme réputé pour son insubordination a le diable au corps et des idées saugrenues plein la tête. Il s’impose immédiatement comme meneur et trouble-fête. Funambule sarcastique, il fait le beau, la roue, les quatre-cents coups, il met les rieurs de son côté ; en bref, il s’ingénie à détraquer la vie quiète de l’institut. Entre lui et Miss Ratched s’engage très vite une lutte personnalisée, insidieuse, sans merci. À chaque attaque de bon sens rigolard de l’un répond une riposte cinglante mais feutrée de l’autre. Si l’infirmière-chef représente un symbole d’oppression sournoise et policée, elle est aussi, à un autre niveau, l’image archétypale de la mère américaine à la fois vierge et castratrice, gestionnaire conservatrice d’un pays dompté de haute lutte et qu’il convient de préserver de la résurgence possible des pulsions originelles. Big mother is watching you. C’est le sens de sa relation avec Billy Bibbit, pour lequel elle demeure un transfert de cette figure. D’une certaine façon, elle rappelle la légendaire Hannah Duston, résistant tomahawk au poing à la moindre incursion de sauvagerie, sous n’importe quelle forme. Or cette sauvagerie, elle en voit la concrétisation dans l’amitié qui se noue bientôt entre McMurphy et le chef indien déchu, Bromden. L’association liant les deux hommes en rappelle d’autres fameuses, comme celle de Natty Bumppo et Chingachgook dans le cycle de James Fenimore Cooper, ou celle d’Ismaël et de Queequeg dans Moby Dick. Mais ici le rapport final est inversé, en ce sens que c’est l’Indien qui survit métaphoriquement au Blanc, après avoir en quelque sorte été revitalisé par celui-ci. Le meurtre perpétré finalement par Chef sur le demi-cadavre qu’est devenu McMurphy est l’équivalent d’un Liebestod, d’une "mort d’amour". En étouffant son ami, allongé sur son corps, il assimile son énergie, prend possession d’un héritage, avant de s’échapper en direction des montagnes natales du Canada lors de l’ultime plan crépusculaire, au graphisme simple et au sens cristallin.
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Électron libre, récalcitrant convaincu, frondeur infatigable qui fait souffler le vent tonique et joyeux de l’insoumission, McMurphy exprime la persistance de l’esprit individualiste de conquête, refuse l’uniformisation d’un monde refermé sur lui-même, en appelle à la permanence d’une "frontière" à franchir, même si celle-ci est plus mentale que physique. Il revendique le droit d’être différent, ce que ses compagnons d’internement n’ont su trouver que dans le voyage psychédélique, en l’occurrence la folie — une folie imposée de l’extérieur, comme l’estampille de leur singularité même. S’il a une faiblesse, c’est d’aimer ses camarades, ces "pauvres dingos" comme il les appelle affectueusement, et d’en être solidaire. Parce qu'il n'admet pas le lent supplice auquel ils sont condamnés, il trouve d'instinct les mots et les gestes qui les soulagent. Mais son audace subversive et ses foucades flamboyantes ne l’empêchent pas d’être lui-même un mort en sursis. Lorsqu’il aperçoit un écureuil sautant de branche en branche sur un arbre proche du grillage, Forman invite à l’identifier au rongeur (et de fait, quand il fera le mur, il suivra son chemin). L’écureuil est un bel animal, vif, agile, sans entrave : on le tue. McMurphy cristallise successivement toutes les postures possibles dans lesquelles il est possible de se trouver face à un lieu d’enfermement, à n’importe quel enclos. Faculté de fuir ou de rester, de feindre ou de se prendre au jeu, d’être un gamin infernal (le scrutin pour voir le match à la télé, puis le mime de ce match) ou un infirmier modèle (la balade en bateau). S’il passe d’abord pour le maître du jeu, il découvre, après l’épisode de la "nef des fous" le livrant légalement à la merci de l’institution, que la plupart des autres malades sont là de leur plein gré, qu’ils peuvent partir dès qu’ils le veulent, alors que cela lui est désormais impossible. On pense à l’aphorisme de Kafka qui ouvre Le Procès de Welles : cette porte devant laquelle tu attendais qu’on t’appelle n’était ouverte que pour toi, et maintenant elle est fermée, à tout jamais. En réalité, il est le révélateur permettant au géant indien, humilié, réduit à néant, de réinvestir son identité. Si McMurphy est un écureuil, Chef Bromden est une force tellurique. Le véritable simulateur, c’est lui.
Parce qu’il s’attaque à la matérialité d’un vaste sujet, à l’épaisseur d’un problème universel qu’il s’obstine à interroger, Forman atteint l’essence de l’humanisme. Il questionne l’ordre social qui produit sa raison et sa folie, qui pratique la sanction et non le traitement, qui préfère terroriser plutôt que perdre sa place au firmament de l’éternité, qui perpétue, de peur de se voir renversé, l’idée que le mal est chronique, que nul n’en est responsable et qu’il est par conséquent inutile d’en remonter la chaîne historique (les parents, l’environnement, la férule bureaucratique, les pressions économiques). Car ceux qui exercent le pouvoir abusivement tendent à donner d’eux-mêmes une projection naturalisée, en oubliant leurs propres origines et en annihilant automatiquement l’Autre : les intelligents, les criminels, les alcooliques, les fous. Ils abolissent ainsi le mouvement, les rapports productifs, la dialectique de l’histoire. Normalité, que de crimes on commet en ton nom ! Si mon bon sens est la règle du normal, tous ceux qui ne sont pas d’accord avec moi sont hors du bon sens, autrement dit cinglés. Et pour les ramener dans le droit chemin, rien ne vaut la camisole. De Ragtime à Amadeus, de Larry Flynt à Man on the Moon, Forman n’a cessé de défendre les réfractaires à l’ordre dominant. Vol au-dessus d’un Nid de Coucou témoigne de ce parti pris généreux : c’est l’œuvre d’un minoritaire filmant en sympathie d’autres marginaux, des exclus. Comme si tout ce que le cinéaste avait vécu dans son pays lui avait laissé cette marque très forte d’une sensibilité en liaison avec la tendresse et la pesanteur du quotidien, avec une ironie qui pousse le comique jusqu’à la farce et fait office de détonateur pour libérer l’émotion lorsque le drame survient. Montage, raccords, éclairages, fondus dans les relents éthérés de l’hôpital : tout s’emboîte et s’articule sans la moindre trace d’arthrite, à l’image d’un Jack Nicholson extraordinaire d’aisance et de désinvolture, employé au mieux de son éréthisme naturel et dont la performance est toujours mise en situation. Rien n’a atténué la portée allégorique, la ferveur poignante, le sentiment pathétique de vérité brute émanant de cet hymne à la liberté et à la résistance, qui nous atteint et nous transforme.
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