Vortex est le seul film réalisé par Gaspar Noé étant classifié «tous publics». Et oui, pas de LSD dans la sangria (quoique...), pas de viol, de suicide, de sexe, de violence, pas même de stroboscopes. Derrière cet aspect assez anecdotique finalement, le visa de sortie d'un film, se cache tout ce que l'on pourrait croire de ce nouveau Noé. En effet l'on pourrait ainsi le qualifier, par sa lenteur également, de «film de la maturité», expression qui cache une part de bêtise. Car un réalisateur, bien entendu, ne «grandit» pas, ne devient pas soudainement mature (d'autant plus à la cinquantaine), chaque film est la succession logique d'un autre, sans rupture. Vortex n'est alors pas plus l'avènement de la maturité de Noé que ne l'était Seul contre tous. Même sans violence explicite, il est d'ailleurs une pure œuvre de Noé, avec toutes ses caractéristiques. Thématiquement, on retrouve tout ce qui passionne, obsède même, Noé: la mort, le spleen, la drogue, les paradis artificiels généralement, le cinéma évidemment, la vie généralement dira-t-on. Formellement, split-screen et plans-séquences sont conviés de nouveau. Noé ne devient alors pas mature dans le sens où il conserve les mêmes névroses, fétichismes esthétiques, et généralement sa ferveur adolescente, jusqu'au-boutiste, même lorsqu'il s'agit de parler de fin de vie. Pour autant Vortex marque bien une rupture dans sa filmographie: non pas qu'il devient mature, mais il arrive simplement à dépasser les tares de ses précédents films.
Ce qui parasitait particulièrement Gaspar Noé, c'était avant-tout l'idée d'une abstraction cinématographique. Quand on regarde ses précédents films, Climax et Lux Aeterna, sortis en 2018 et en 2020 respectivement, cela devient particulièrement évident. Dans les deux cas, il s'agit de dépasser des scénarios simples, prétextes même (une soirée droguée pour l'un, un tournage chaotique pour l'autre), pour atteindre de véritables idées. La soirée devient alors film d'horreur mêlant Argento à Romero, le tournage devient lui-même le film tourné, bûcher expérimental qui crucifie l'actrice et le spectateur. Le problème étant alors que, au-delà même de la rêverie, Noé était alors purement (et particulièrement pour le raté Lux Aeterna) conceptuel, et l'abstrait n'entendait qu'esthétique, qu'expérimentation.
Or, l'abstraction cinématographique, dans sa mise en scène, n'est pas qu'un outil sans fonctionnalité, c'est l'outil et le matériel à la fois, le fond et la forme. Dans Vortex, ce qui marque alors, c'est que la mise en scène de Noé trouve enfin particulièrement (c'était déjà partiellement le cas dans Climax) un matériel. La mise en scène est pourtant bien semblable théoriquement: on y retrouve le grain esthétique, le plan-séquence, le split-screen surtout, et le plan final évoque le tic typique de Noé et sa caméra se renversant, comme symptôme de son obsession pour les basculements. Mais, tout autant qu'elle est maîtrisée, elle passe davantage inaperçue. On ne remarque plus les plans-séquences comme on les remarquait dans Climax, les mouvements de caméra paraissent naturels, comme s'il s'agissait de la seule manière de les envisager. Synthétiquement, Noé ne cherche plus à impressionner le spectateur, et la mise en scène rentre en symbiose avec ce qu'elle cherche à exprimer. Bien sûr, le split-screen, typiquement, perd clairement l'aspect gadget de Lux Aeterna, puisqu'il marque, tout en conservant son attrait ludique en forçant le spectateur à naviguer dans l'image, la séparation dans le cadre de deux êtres, de deux âmes perdues sous le même toit. Mais même le plan-séquence, rapidement lassant d'habitude, est ici excellent dans sa manière, souvent en caméra à l'épaule, de filmer une routine matinale qui use les corps, dans sa série d'actions décomposées, comme formant un engrenage rouillé. Pour une fois, le film n'est pas dévoué au dispositif, et, comme c'est le cas dans bon nombre d'autres œuvres de cinéma malheureusement, le dispositif n'est pas dévoué au film: les deux sont en symbiose.
Ainsi, ce qui cohabite d'une certaine façon, c'est deux pans entiers de cinéma. D'un côté sa nature fictive, déformant la réalité, comme dans tous ces plans confrontant les perspectives ou le split-screen distinctement rappelant le récit cinématographique à la De Palma, de l'autre le cinéma-vérité. La mise en scène, et ses longues scènes de dialogues, en témoignent, influencées par Jean Eustache évidemment, puisqu'on retrouve ici Françoise Lebrun de La Maman et la Putain, ou encore par le Jean-Luc Godard des années 60, dont on retrouve ici l'affiche d'Une femme est une femme.
Ces deux conceptions peuvent sembler antinomiques, elles cohabitent donc pourtant dans le cadre dans une savoureuse contradiction: Françoise Lebrun mariée à Dario Argento, célèbre réalisateur de gialli, à l'esthétique on ne peut plus factice. Il est d'ailleurs amusant à ce titre de constater la manière dont Noé met en scène le couple: en dehors du split-screen, il joue totalement avec l’ambiguïté entre fiction et réalité. Au début du générique, on indique ainsi les réelles dates de naissance des acteurs, et Argento, conservant au demeurant son savoureux accent, interprète, non pas un réalisateur, mais un critique de cinéma, son premier métier.
Le réel s'introduit donc dans la fiction et la fiction contamine le réel. Cette cohabitation se retrouve encore notamment dans le rapport aux influences. Noé, réalisateur cinéphile, Tarantino à la sauce française pourrait-t-on dire, n'a jamais caché ses références, simplement ici, comme le dispositif, il les intègre avec un don du naturel. C'est d'abord cette archive télévisuelle de Françoise Hardy, dont le magnifique chant, Mon amie la rose, célébrant la jeunesse au départ, devient à la fin un lugubre requiem: «Je serais poussière». Puis, les affiches, livres, ne forment plus la bibliothèque convenue du cinéphage de Climax, mais le décor, l'environnement étudié de manière quasiment anthropologique, du couple. Les références, on le voit, font alors parties intégrantes du récit.
Mieux, elles sont détournées dans un mélange d'émotions que Noé maîtrise si bien. Le chant d'Hardy déjà est donc bien utilisé pour ses paroles dès le départ, mais celles-ci prennent encore plus de sens lorsque le récit cinématographique a eu lieu, lorsqu'il ne reste plus qu'un amer arrière-goût de vie. Il prend alors entièrement signification pour la construction du film. De la même manière, c'est l'utilisation de la musique de film avec les thèmes du Mépris et de Mon nom est Personne, de Delerue et Morricone qui fascine: Noé y convoque tout autant un imaginaire imposant avec ces grandes compostions qu'il ne l’accommode (par la distance d'un grésillement dans le cas du thème de Morricone, intradiégétique) au prosaïsme du quotidien des personnages, entre drogue, défections et diaporama Power Point post-mortem. L’intertextualité est ainsi passionnante alors qu'elle rentre directement en écho avec l’œuvre, et la cinéphilie en général devient une réelle question du film, partie essentielle du quotidien. Exposée dans l'appartement, elle est une sorte de prison, une cage dorée, un échappatoire à la réalité et au temps: pendant que la mère plonge dans la folie, le père se met à regarder Vampyr de Carl Theodor Dreyer.
En extension, c'est l'appartement qui sert alors de prison, avec ses souvenirs accumulés, poussiéreux, reliques d'un passé de révolte (les posters «CRS SS») devenu présent de résignation. Une résignation au temps qui dévore les corps et «le cerveau avant le cœur». Comme si l'appartement entier enfermait le couple dans son passé, indissociable de son âme, c'est quand on veut la contraindre à le quitter que Françoise se meurt, et la fin du film établit directement le lien entre la mort du couple et le dénuement de l'habitat, qui devient une coquille vide.
Ainsi, par l'appartement, les références sont intégrées, prennent même vie à l'écran, et plus globalement, le rapport entre fiction et cinéma-vérité est étendu à la dichotomie, essentielle à la filmographie de Noé, entre rêve, matérialisé par ces souvenirs et l'idéal cinématographique, et réalité. En citant Edgar Allan Poe, «La vie est un rêve dans un rêve» (par l'intermède du personnage plutôt que par un carton à l'écran, fait notable), Noé étend alors sa fiction et y intègre quelque part le spectateur. La vie des protagonistes est bien un rêve dans un rêve, le notre, celui auquel on se confronte en se plongeant dans l'écran de la salle de cinéma.
Vortex représente donc la rencontre entre le rêve, archétype cinématographique auquel on reprochait souvent au départ à Noé d'échapper dans ses premiers films, et la réalité. Son titre même, un terme didactique à priori éloigné des préoccupations du film (symptomatique de l'intérêt du réalisateur pour les concepts, de la descente aux enfers de Climax au renversement d'Irréversible) reste alors assez intéressant et cynique. C'est à la fois le lent tourbillon du temps que forme le film, siphonnant les âmes dans une longue spirale, mais aussi celui d'une cuvette de toilette, bouchée par les médicaments d'une femme sénile.