« Les amours qui durent
Font des amants exsangues
Et leurs baisers trop mûrs
Nous pourrissent la langue », Les Chansons d'Amour
Madame S.,
Je sors du cinéma et je chancelle un peu. Ça faisait longtemps que je n’avais pas pensé à vos grands yeux ronds, perçants et rieurs à la fois. Ça faisait longtemps que ne m’étaient pas revenus en tête mes souvenirs d’ado — étaient-ils teintés de bleu encre azur marine klein cyan ou outremer, ça je ne le sais plus — et mes souvenirs avec vous. Entre treize et quatorze ans, il y a eu vos premiers cours de grammaire de syntaxe, des lectures cursives et d’autres rébarbatives. Un cours sur le fantastique, la cafetière la parure et tous ces drôles d’objets étrangement familiers aux collégiens. Mais à l’aube d’une année scolaire, il y a eu la rencontre. Ses gilets en cuir et son timbre de voix, votre admiration et ces programmes de lecture déplacés pour des enfants tardifs. Nous étions nés en l’an 2000 et vous parliez d’un antan où la fameuse M. D. se mouvait dans son salon, dans son château de Neauphle, sur sa plage à Trouville, dans le noir de ses Roches. Elle était seule, buvait et écrivait. Yann est arrivé pour narrer cet amour-là. Vous nous le racontiez comme si vous le viviez — peut-être l’avez vous vécu ?
On n’apprend pas aux adolescents que les passions qu’ils et elles vivent sont dérisoires, qu’elles seront plus tard balayées d’un regard tendre sur une page de journal, on ne leur apprend pas que dans leurs classeurs de lycée, il y a des rêves et des secrets. On ne m’a pas appris que tout cela allait compter et comptait déjà peut-être ; on ne m’a pas dit que votre passion Donnadieu ne me quitterait jamais. Madame, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi mais j’étais blonde-châtain aux yeux mordorés ; des chemises enfantines et des converse aux pieds. Vous étiez si adulte et vous nous faisiez lire *Eté 80* — le nectar l’ambroisie de Marguerite & Yann, le bain nu d’Ariane & Solal, les amours interdites et l’attrait de la chair.
La littérature était bien chez vous comme une tauromachie, et je m’enorgueillissais de lire celle à qui, dans un couloir, on avait dit qu’elle était plus belle vieille. La mère dans *Un Barrage* m’effraie toujours un peu, ; j’ai toujours en moi l’envie irrésistible de tirer un grand coup dans les jardins de Shalimar ; et je me damne pour le chapeau de feutre du bac traversant le Mékong. Vous aviez dit à Raphaële M. qu’entrer chez Duras c’était ne jamais en sortir et Claire Simon semble y être entrée aussi : c’est juste après la longue pérégrination audio-visuelle du fameux Swann Arlaud en Yann Lemée que je vous écris. Il se demande dans le film pourquoi aller voir des films quand *India Song* existe, il écoute Hervé Vilard et entend résonner les fameuses notes avant la voix de Jeanne Moreau, car chanson ne veut rien dire. Claire Simon fait un pari formel, le dessin à l’aquarelle ne peut sublimer qu’elle : le visage du jeune Yann est grave et poétique dans ce bois fantomatique, car *ecce homo* ne veut pas dire être pédé.
Vous faisiez des dictées, nous parliez de l’enfance d’un chef et d’une nouvelle Héloïse dont je ne sus que bien plus tard qu’elle s’appelait Julie. La salle était surchauffée car vos interrogations nous faisaient frissonner : vous parliez d’hypokhâgne comme d’un truc intéressant, des oraux du bac comme d’un coup de Trafalgar. Quelques années plus tard, je ne vous avais plus en cours mais je dévorais déjà ce que vous, vous aimiez : les Mangeclous et surtout elle. Elle a écrit sur tout mais surtout sur les femmes, a aimé Seyrig et je découvre *Insoumuses*. Je lis les *Parleuses* et dévore *Sorcière*, finalement Emmanuelle Devos, Michèle Monceaux, Xavière Gauthier et vous n’étaient qu’exégètes. Car la grande Marguerite, les pieds dans l’eau de Capri à Tarquinia, tourne autour du pot : elle écrit, comme elle ment, comme elle respire. Encore plus tard, un vieil homme aux effarants sourcils la commentera mal, dans l’écran zoomifié d’un cours sous pandémie : qu’à cela ne tienne, je reste avec Duras. Elle regarde la mouche à l’agonie et façonne Yann à son gré, et elle le fait *my way*. Claire Simon réfléchit la passion, emprise, domination et tous ces sales sentiments qui lient Yann à son idole, celle qui existe à travers son œuvre, mais qu’il aime tendrement. Entre deux bœufs bourguignons, j’aperçois tardivement votre plaisir naïf à dire que le bonheur, c’était une tartine de beurre dégustée au soleil : vous étiez épicurienne, une vraie joie de vivre et d’une exigence haute.
Presque dix ans plus tard, je pense souvent à vous. Je ne sais pas si c’est Hélène Lagonelle qui m’a faite homosexuelle, si c’est votre passion pour les livres qui m’a donné envie d’en vivre. Je sais seulement que vous m’êtes importante, que mentor n’a pas de féminin et que les professeures d’enfance n’ont vraiment rien d’anodin. Je n’ai jamais su rien d’intime sur vous, ni si vous écriviez : moi, j’écris, et comme Yann Andréa, je vous envoie ça.
« Parfois je voudrais bien
Te dire recommençons
Mais je perds le courage
Sachant que tu diras non », Capri, c'est fini, Hervé Vilard