Yann Andréa, né Yann Lemée (24 décembre 1952, Guingamp - 10 juillet 2014, Paris), découvre l’auteure Marguerite Duras, née Marguerite Donnadieu (4 avril 1914, actuel Vietnam - 3 mars 1996, Paris), dans les années 1970, lors de ses études de Philosophie à Caen. Contractant une authentique passion, d’emblée exclusive, pour l’écrivaine, il s’absorbe dans la lecture monomane de ses livres. Suite à une première rencontre, en 1975, à l’occasion d’une projection d’ « India Song » (1975), se noue un dialogue épistolaire, intense, parfois déséquilibré, parfois interrompu, mais qui aboutit, durant l’été 1980, sur la côte normande, à la véritable jonction de ceux qui ne tarderont pas à devenir amants, puis couple, à demi institutionnel, à demi maudit.
En 1982, c’est cette rencontre, puis ce lien, que Yann Andréa décide de confier, d’abord par oral, à une amie journaliste, Michèle Manceaux. Les entretiens ne seront publiés qu’après la mort des protagonistes, en 2016, grâce à la sœur de Yann Andréa, sous le titre « Je voudrais parler de Duras ». Leur permettre d’accéder à un autre statut pouvait sembler relever de l’entreprise théâtrale, ou radiophonique… Excellente raison pour Claire Simon de s’en saisir et de les porter au grand écran. Femme de défi, elle assure le scénario, la réalisation, et l’image, subtilement secondée par Céline Bozon, pour les lumières, et Daniel Bevan, pour les décors, censés reconstituer, entre autres, l’étage supérieur, occupé par Yann Andréa, dans la maison durassienne de Neauphle-le-Château. Swann Arlaud, impressionnant, habite intensément le rôle de Yann Andréa ; Emmanuelle Devos, également excellente, lui donne la réplique en intervieweuse, une réplique souvent muette, empruntant seulement le médium des infimes réactions qui affectent son visage. Aucune actrice n’est chargée d’incarner Duras, qui ne manifeste sa présence qu’à travers les bruits provoqués par son activité aux étages inférieurs, ou quelques sonneries intempestives de téléphone, témoignant indirectement de son impatience, peut-être de son anxiété à savoir que l’on parle d’elle. La vraie, l’unique Duras apparaît toutefois à l’écran, par le biais de brèves images d’archives qui restituent sa force, son espièglerie, mais aussi son désir de puissance, voire sa tyrannie.
Pour l’essentiel, un long quasi-monologue fascinant, dévoile la relation au monstre sacré. Se trouve ainsi explorée l’homosexualité latente de Yann Andréa, habilement exploitée par son illustre aînée qui joue de sa part féminine, en s’adressant volontiers à lui au féminin (d’où des lapsus récurrents, d’ailleurs, dans son propre discours), en le traitant en épouse - lui faisant changer de patronyme et utiliser, à la place, le prénom de la mère de Yann, Andréa -, en gouvernant le couple, décidant de tout, jusqu’aux plus infimes détails… Yann Andréa a toutefois la clairvoyance de ne pas s’ériger en victime, conscient du fait que, comme dans tout rapt mythologique, Marguerite Duras, descendant de son Olympe et assumant un rôle clairement masculin, l’arrache à son statut de périssable mortel et lui offre l’accès au Panthéon littéraire.
Quelques extraits des films de Duras, opportunément choisis, notamment « India Song », permettent de réentendre les notes enchanteresses égrenées au piano par Carlos d’Alessio, ou de revoir la silhouette de Michael Lonsdale sur les rives d’un lac… Avec beaucoup d’intelligence et autant de discrétion que d’audace, quelques dessins bleutés de Judith Fraggi donnent corps aux images érotiques qui ne peuvent manquer de s’imposer à l’esprit de l’auditrice, dépositaire des évocations de l’intense et exigeante vie sexuelle des deux amants ; leur lien, peut-être initié, nourri et irrigué par la littérature, n’ayant toutefois rien d’abstrait. Complexité des êtres. Fort joliment, Yann Andréa reconnaît que, malgré sa mentalité de Pygmalione (Pygmalionne ?!…) et son désir de le détruire pour mieux le recréer, sa Marguerite s’arroge aussi le pouvoir de neutraliser les années et arbore volontiers l’ardeur, voire la naïveté, d’une « jeune fille de quinze ans ».
À l’heure actuelle, tous deux reposent dans la même tombe, au Cimetière du Montparnasse. Preuve que, jusque dans la mort, l’arrogant « Vous ne désirez que moi » volontiers lancé par Duras à son jeune aimé, sera resté effectif.
- Titre tiré des paroles d’ « India Song », dans sa version chantée, et déjà utilisé par Yann Andréa pour son ouvrage de 1999.