"La vie est décevante, n'est-ce pas ?" demande une jeune fille à sa belle-sœur à l'enterrement de sa mère ; "Oui" répond l'autre en souriant. Ce bref échange, proche de la fin du Voyage à Tokyo, est symptomatique de l'acceptation dénuée de sentimentalisme qui distingue l'oeuvre d'Ozu. Les interprétations, les décors (la petite maison de classe moyenne que la jeune fille partageait jusque-là avec ses deux parents âgés) et les dialogues sont d'un ton résolument naturaliste, sans jamais annoncer quelque épopée grandiose, et pourtant, quand les mots sont lâchés, ils convoient une énorme charge affective et philosophique. Les films d'Ozu sont de des constructions profondément grandioses et discrètes, faussement simples, décrivant pour la plupart les rituels quotidiens de Japonais de la classe moyenne avec une absence d'emphase (dramatique ou stylistique) qui pourrait induire un spectateur inattentif à les juger plats. Ici, le seul événement, c'est qu'un vieux couple laisse sa plus jeune fille à la maison, en province, pour rendre visite à ses autres enfants à Tokyo ; ces gens ne sont jamais allés à la capitale et savent que le temps leur est compté. Or, ces enfants ont fondé leur propre famille et cherchent à se débarrasser d'eux au plus vite. Seule leur belle-fille, qui a perdu son mari à la guerre, semble avoir du temps à leur consacrer. Mais il ne leur viendrait pas à l'idée de se plaindre, ni à elle.
Tout ceci est observé, selon l'habitude d'Ozu, par une caméra fixe installée près du sol ; il n'y a qu'un seul plan en mouvement dans tout le film, et la caméra se déplace alors avec modestie et lenteur, alors que le vieux couple décide de rentrer chez lui. Comment Ozu s'y prend pour capter l'attention, alors que ce que nous voyons ou entendons contient si peu de ce que la plupart des spectateurs considèrent comme dramatique ou insolite ? Tout est dans la qualité contemplative de son regard qui suggère que n'importe quelle activité humaine, aussi insignifiante soit-elle, mérite notre attention. A l'inverse de son style cinématographique si singulier (et si singulièrement lumineux), les expériences, les émotions et les pensées de ses personnages sont universelles. Un paradoxe qui a contribué à sceller la réputation qu'a ce film d'être un des plus grands jamais réalisés.