Welcome Back
4.8
Welcome Back

Film DTV (direct-to-video) de Cameron Crowe (2015)

« C'est quoi, ce bordel ». Voilà la réaction qu'a eu tout cinéphile raisonnable et amateur de Cameron Crowe lorsqu'il a appris l'annulation de la sortie française d'Aloha, son nouveau film. Cameron Crowe, le réalisateur du méga-hit Jerry Maguire, du chef-d'œuvre rock n' roll Almost Famous, et du remake remarqué d'Abre los Ojos, Vanilla Sky. Avec Bradley Cooper (tête d'affiche), Emma Stone (« it girl » en train de passer actrice oscarisable), Rachel McAdams (semi-tête d'affiche), et un supporting cast composé de Bill Murray, Alec Baldwin, et Danny McBride (Eastbound & Down). Prenant les traits d'une romcom dans le cadre paradisiaque de Hawaii. Bon, en le retitrant Welcome Back (WTF ?) pour le public euh français, un connard de responsable marketing avait failli ruiner l'ambiance, mais ces dernières années nous ont habitués à surmonter le traumatisme du retitrage en franglais (No Strings Attached devenant Sex Friends, The Hangover devenant Very Bad Trip… tout ça n'a-t-il pas commencé avec le crétin « Sex Crimes » remplaçant Wild Things ?). Donc welcome, Welcome Back !, nous empressions-nous de penser. Et là, v'lan, bye bye, Aloha. On se reverra en VOD. Alors, « c'est quoi, ce bordel » ? La Fox nous répond gentiment : « la loi du business ». Produit pour 37 millions de dollars, Aloha n'en a effectivement rapporté que 20. Avec un casting pareil ! Vingt misérables millions de dollars, soit à peine deux milliards cinq-cents millions de yens, l'argent de poche d’Elon Musk. Trop dure, la vie.


Errances logiques du politiquement correct


Mais ce n'est pas suffisant : les Américains nous amènent chaque année leur lot de nanars aux résultats commerciaux peu engageants, ça ne les arrête pas. Une autre pièce à charge s'est ajoutée d'elle-même au dossier : la polémique visant le casting de la (très) blanche Emma Stone dans le rôle d'un métisse un quart chinoise, un quart hawaiienne, là où, selon certains, une actrice correspondant ethniquement grossièrement au personnage aurait dû être castée, voyant là une énième illustration de l'infâme prédominance caucasienne dans la très libérale mais raciste quand même industrie hollywoodienne. Bon. Autant dégager l'éléphant de la pièce tout de suite, ainsi l'on pourra se concentrer sur le film : pas aussi prompte que les lobbys communautaires et les antiracistes hystériques à faire la connexion entre « Emma Stone en chtite gnakouée » et « Adolf Hitler - the beginning », l'auteur de ces lignes trouve l'omerta qui a frappé Aloha aussi accablante qu'irrationnelle : d'une part, parce qu'il a vu, de ses yeux, dans le monde réel, des bizarreries génétiques presque aussi extrêmes (tout en reconnaissant la rareté de la chose !), comme, par exemple, une fille de père 100% japonais aux cheveux blonds, aux yeux bleus, et avec taches de rousseur s'il-vous-plait ; d'autre part, parce que… le fait qu'Allison Ng se prenne des taros à chaque fois qu'elle rappelle ses racines hawaiiennes parce qu'elle ne ressemble pas du tout à une hawaiienne EST UN PEU UNE DES BLAGUES RÉCURRENTES DU FILM. Par ailleurs, se plaindre de la faible présence des natifs dans l'intrigue reviendrait à se plaindre de ne pas avoir beaucoup de rôles parlants japonais dans Lost in Translation : l'histoire ne s'arrête simplement pas sur eux. Enfin, ne pas oublier que par le passé, moult grands acteurs ont joué des personnages d'origine étrangère dans moult grands films (Sean Connery dans Octobre Rouge, anyone ?). DONC… génétiquement possible… justifié par le scénario… en ajoutant la nécessité, pour un film, de se trouver des têtes d'affiche pour marcher… on additionne le tout… on garde son cerveau à l'entrée… voilà, ça, c'est fait.


Maintenant, il ne faut pas se leurrer. Si Aloha avait cartonné au box-office, les chouineurs professionnels n'auraient pas dissuadé la Fox de sortir son succès chez nous. L'échec commercial est la source de l'annulation – la loi du business, encore une fois. Or, si le film a été un four, c'est, hélas, pour une raison rationnelle : si l'on omet son casting de taille et son décor de rêve, il semble avoir vraiment tout fait… pour.


C'est raté, oui, mais ça l'est étrangement


Oui, Aloha est raté. Et quand on dit raté, c'est raté, bien, BIEN. À faire passer Nouveau départ, le précédent et très oubliable film de Crowe, pour un modèle d'écriture et de caractère. Autant dire qu'Aloha est ce que le réalisateur nous a proposé de moins bon à ce jour, encore moins bon qu'Elizabethtown, qui avait pourtant été une douche froide, en 2005, pour tous les amateurs de son cinéma. Aloha est un problème, une petite créature malingre et chétive symptomatique de la dégringolade d'un ancien golden-boy d'Hollywood qui, en quinze ans, n'aura pas fait un vrai bon film. Et sans qu'on ne sache vraiment pourquoi.


Le flou total, oui : on est dans l'horripilant cas de figure où quelque chose ne va vraiment pas, sans que l'on soit capable de l'identifier précisément. Enfin, on a quelques idées, quand même. Ça se situe d'abord au niveau de l'écriture, AU MIEUX inconsistante : mélangeant romcom balisée, drama familial, intrigue militaire, ballade champêtre, exploration du folklore hawaiien, petit trip mystique, thriller parfaitement improbable à la toute fin, et discours engagés sur l'indépendantisme hawaiien et la privatisation du secteur de la défense (!!!), le scénario de Crowe part dans toutes les directions, comme si le gars avait voulu trop en faire, raconter à la fois un buddy-movie sexué (Gilcrest et Allison ne s'aimant pas vraiment au début, le premier étant un vieux cynique, la seconde étant une jeune candide, avant d'apprendre à se connaître... etc.), des retrouvailles existentielles d'amants qui s'étaient perdus de vue (Gilcrest renouant avec son amour de jeunesse Tracy, désormais mariée, deux enfants), une intrigue quasi-politique (Gilcrest débarquant à Hawaii pour convaincre les sages de l'île, très indépendantistes, d'adouber le projet de son patron milliardaire, très nomade… cette partie servant surtout de prétexte à raconter le reste), et, on l'apprendra plus tard [spoiler alert !], un bon gros drama familial qui tâche, avec la fille de Tracy s'avérant être celle du héros (tan-tan-taaaan). Oui, c'est le bordel. Et Crowe fait comme si tout cela était parfaitement normal. Comme si le réalisateur, oubliant qu'il devait raconter à la base une histoire, avait monté le best-of de ses sketches tournés pendant ses vacances sur l'île avec ses potes vedettes. Inconsistance générale, donc, qui génère quelques incohérences ridicules (le personnage de Woody parlant au tout début du film, puis étant présenté par sa femme comme un quasi-muet, puis parlant de nouveau à la fin) et contamine à peu près tout, chaque partie souffrant plus ou moins gravement des interférences des AUTRES, aucune n'étant jamais convenablement développée (exemple : après le prévisible clash entre Gilcrest et Allison, le film s'arrête sur Tracy et sa fille et tout le tralala, alors qu'il fallait continuer sur Allison, bordel !). Les seules qui s'en tireront à peu près seront l'idylle Gilcrest/Ng et, malgré son timing souvent raté, l'intrigue familiale... essentiellement grâce au casting, point sur lequel nous reviendrons. On peut également arguer que le discours sur la privatisation du secteur militaire, qui ne manque pas de pertinence, aura lui aussi réussi à survivre au chaos général. Mais ce seront davantage des phares dans une nuit noire que des rayons de soleil dissipant la purée de pois.


Le summum de l'incongruité arrivera lors de ce qui est censé être le climax du film, le moment où Gilcrest, jusque-là suffisamment pourri pour servir très consciemment les intérêts très clairement sauvages du magnat Welch (et ce malgré les plaidoyers vibrants d'Allison), décide tout à coup, au dernier moment, qu'en fait, il a eu tort, que la guerre, c'est mal, que le capitalisme néolibéral, point trop n'en faut, et fait sauter à distance le satellite armé à l'aide d'un pote nerd connecté sur Internet (grand moment de WTF). L'imprévisibilité dans la fiction, c'est bien... tant que c'est contrôlé.


Autres dommages collatéraux de ce gigantesque bordel : le gros des personnages secondaires, Murray ne servant vraiment qu'à la toute fin, Baldwin passant juste deux minutes pour gueuler, McBride faisant de la figuration (une honte !), et la Ivana Milicevic de la série Banshee ne servant à strictement rien dans le rôle d'une… d'une quoi, au juste ? Qu'est-ce qu'elle fait, au côté du milliardaire ? Assistante ? Journaliste ? Nosé. Probablement coupée au montage. On avait eu droit à l'excellente version longue d'Almost Famous… ce ne sera probablement pas le cas avec Aloha. Alors bye bye, Ivana.


Le bordel susmentionné ne serait logiquement rien sans un travail de découpage bien bordélique, presque autant que les planches de bédé d'un gamin de huit ans atteint d'asperger. Il se pourrait d'ailleurs que le scénario original ne soit pas si terrible qu'on le pense, et qu'il ait été haché menu par les coupes capitales du monteur, mais peu importe, au fond : Cameron Crowe, réalisateur du film, scénariste, et logiquement gars un peu chiant qui aura guidé le travail du pauvre monteur dans une odeur de clope et de renfermé, avait le final cut, est cela en fait l'entier responsable de ce fiasco.


Qui dit « affreusement inégal » dit qu'y a aussi du bien


Alors, de mauvaise humeur, sous le coup de la déception, imaginant ce qu'Aloha aurait pu donner s'il avait été réalisé par le Cameron Crowe d'il y a vingt ans, on peut l'envoyer chier. Après tout, il y a une limite au foutage de gueule. L'auteur de ces lignes ne se gêne jamais pour descendre en flammes les films à stars paresseux, comme les Ocean's 12/13/etc., et on peut arguer qu'Aloha en est un, puisqu'il manque cruellement de rigueur. Seulement, on ne peut le résumer par ce seul manque de rigueur. D'abord, parce que ce dernier est dénué de tout cynisme ; il est juste inconscient. Ensuite parce que ce serait trop simple, pas avec ce réalisateur, si peu inspiré fut-il, ni avec ce casting. Donc, on y va : par souci d'intégrité, le même auteur de ces lignes doit reconnaître qu'en dépit de tout ce qu'il vient d'écrire, regarder Aloha lui a procuré un certain plaisir.


Oui, parce que la carence de rigueur et le bazar général n'empêchent pas les sentiments, il doit reconnaître avoir trouvé à Aloha… comme une âme. Disons, une âme suffisamment généreuse pour faire avancer, bon an, mal an, ce corps malingre et chétif. Une âme assimilable à un charme. Cette âme se discerne à plusieurs moments. Dans les échanges muets mais virils entre Cooper et le sous-estimé John Krasinski (seul rescapé du supporting cast), où se joue, à travers leur seule gestuelle, l'essentiel du drama entourant le personnage de Tracy, tiraillée entre son ancien et son présent amour. Dans cette jolie scène où la brave capitaine Ng se prend à jouer de la guitare aux côtés des natifs accueillants. À la toute fin, qu'on peut qualifier cette fois-ci de magnifique, où Gilcrest [spoiler alert !], arrivant devant la vitrine de l'école de danse de la fille de Tracy, fait comprendre à cette dernière, par sa seule expression (là aussi), qu'il est son père. Bon, cela revient peut-être à citer les scènes réussies du film, mais est-ce un crime ? Au risque de paraître neuneu, c'est également pour ça qu'on va au cinéma. Et puis, c'est une manière comme une autre de passer à l'autre argument d'Aloha : son interprétation.


Crowe a toujours été un excellent directeur d'acteurs. Sans lui, le sympathique Cuba Gooding Jr n'aurait jamais eu d'Oscar. Sans lui, Stillwater ne serait pas le groupe de rock le plus crédible du cinéma hollywoodien. Si Murray, Baldwin et McBride déçoivent ici, ce n'est pas parce qu'ils jouent mal, mais parce qu'ils sont sous-employés... Et ceux qui ne le sont pas (sous-employés) s'en sortent fort bien. Avec la toujours très juste Rachel McAdams, on commence déjà à avoir quelque chose de substantiel : si la belle a besoin d'un peu de temps pour faire exister son personnage, la faute à un scénario qui ne lui consacre presque aucune scène exclusivement, Tracy finit par éclore, notamment au contact du Woody précité, et ses tourments romantiques par toucher. De son côté, bien que David O. Russell lui ait donné l'occasion de montrer ses talents d'acteur avec The Silver Linings Playbook (retitré en Happiness Therapy, tiens !) et American Hustle (retitré en American Bluff, tiens !), la star Bradley Cooper mène encore une carrière un peu trop pépère, n'ayant pas encore trouvé/saisi l'occasion de faire son Christian Bale/Jake Gyllenhaal/malade mental ; on peut ainsi lui reprocher de trop souvent « faire son Bradley Cooper », et cette fois n'échappe pas à la règle… mais il faut reconnaître qu'il le fait bien ! Allez : Aloha se veut cool (un peu flippé comme son héros, mais cool), Aloha s'est choisi un acteur cool, et c'est très bien comme ça, on n'est pas à la cérémonie des Oscars, les gars. Portées par la grâce de l'une et la coolitude un peu névrosée de l'autre, les scènes entre Gilcrest et Tracy font toujours mouche – pas autant qu'elles auraient pu, mais ça, c'est toute la tragédie du film.


Les choix musicaux d'Aloha, tous très satisfaisants (en plus des chansons traditionnelles, on a du The Who, du Elvis Presley, du Rolling Stones, du David Crosby, du Tears for Fears…), participent justement de cet effet cool. Ce qui transparaît d'esprit (l'âme susmentionnée), le personnage d'Allison Ng, sur lequel nous nous arrêtons dans le paragraphe suivant, et ces hits musicaux sont ce que le film a de plus « crowesque », car n'oublions pas l'importance de la musique dans la vie du réalisateur (Almost Famous l'aura suffisamment exprimé).


Le monde est stone


Enfin, on arrive au clou du spectacle, à son arme pas-si-secrète-mais-ça-ne-fait-rien, à son effet spécial, son « CGI » (prononcer à l'américaine, comme « FBI ») : Emma Stone. Après avoir hanté la pellicule avec sa performance aussi hallucinée qu'oscarisable d'ex-junkie cadavérique dans l'immense Birdman (mon Dieu, cette scène où elle casse son père !), l'actrice apparaît ici sous les traits opposés, dans une forme physique qui se voit (maverick de l'armée de l'air, s'il-vous-plait), sans fard, le teint hâlé faisant briller ses tâches de rousseur et gonflant d'or ses cheveux blonds : son étrange beauté, car toujours ceinte de ces deux yeux immenses capables de chiper à Amanda Seyfried son statut de clone féminin officiel de Gollum, est ici éclatante, éclairée à sa juste valeur, comme l'est l'île, par la belle photographie d'Eric Gautier. Excusez-nous d'insister un peu lourdement sur son charme, mais l'insistance est justifiée : en appréciant ce qu'on voit, on appréciera d'autant plus aisément la Allison Ng qu'elle campe, personnage délicieusement cartoonesque à qui certains reprochent son côté over-the-top, alors que c'est précisément son moteur, et surtout plus joli personnage féminin de la filmographie de Crowe aux côtés de l'inoubliable Penny Lane d'Almost Famous. Tirée à quatre épingles dans son uniforme et le museau constamment alerte comme si elle ne sortait jamais vraiment de son F-22, l'actrice, parfaite en première de la classe aussi gauche qu'hystérique à force de vouloir trop bien faire (un cliché, mais un cliché fun !), consacre à Aloha tout son talent comique, et chacune de ses apparitions est un régal, même quand le scénario, toujours paumé, maltraite un peu son personnage.


Justement, on notera qu'Emma Stone est subtilement séparée des deux précédents acteurs. C'est tout à fait logique : Crowe ayant bâclé sa partie romcom (le point de départ est un cliché intégral, et la progression des sentiments entre Gilcrest et Allison est très sommaire : elle tombe trop vite raide dingue de lui, et lui prend trop son temps avant de sauter à pieds joints sans transition), en dépit du travail et de l'achimie des deux acteurs, il vaut mieux prendre le personnage d'Allison Ng comme un électron libre dans le récit, qui s’avérera simplement être le « love interest » du héros à la fin. De fait, on peut voir en Emma Stone le cœur du film. Après tout, c'est avec Bill Murray qu'elle anime ce qui est peut-être la meilleure scène du film : celle de leur danse improbable à la soirée de noël sur I Can't Go For That de Daryl Hall & John Oates...


Alors, oubliez la haine, c'est Hawaii


Il faut reconnaître que notre appréciation du film aurait pu être toute autre si nous l'avions découvert au printemps dernier, du temps où nous en attendions énormément, avant que la toile ne répande ses échos catastrophiques et n'échaude les cerveaux. En l'état, la déception n'a pas pu jouer, puisqu'avec lesdits échos, on se préparait à une catastrophe industrielle, à une insulte au septième art, à l'opposé de Batman (© Abed Nadir)... ce qu'Aloha n'est en aucun cas. Oui, c'est un raté assez spectaculaire, à tel point qu'on comprend les mails alarmés de l'ex-patronne de Sony. Mais nullement un objet de détestation aussi absurde. Oui, il n'arrive pas à la cheville des films que nous a offerts son réalisateur à la belle époque. Mais il faut savoir aller de l'avant ; Jerry Maguire, c'était il y a vingt ans (madre dios !). Ce n'est pas un naufrage ; juste un petit rafiot mal fichu, qui tient par miracle au milieu de l'océan, là où l'on aurait simplement dû avoir un hors-bord de collection. Si le film est raté, le naufrage dont parlent ses détracteurs méphistophéliques l'est donc tout autant. Et, pour revenir à ce qui nous a le plus plu, il est des compagnies avec lesquelles on accepte volontiers de louper un naufrage !

ScaarAlexander
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le 20 août 2015

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