Il y a dans cette longue mise en abîme des rapports conflictuels aux autres, d’un homme cultivé cynique et démiurge de ce microcosme dans les steppes d’Anatolie, l’éveil d’une petite mort, qui en appelle à l’instinct et au ressenti, plus qu’à l’évidence d’une construction narrative sans véritables alibis.


Profonde et faussement cérébrale, cette œuvre aux accents de tragédie Bergmanienne parvient à mettre l’accent sur les dérives d’une micro société régie par un homme qui se pense moral et bienfaiteur, mais dont la vision qu’il renvoie aux autres est à l’inverse de ses prétentions personnelles. L’intellectuel qui use de son savoir pour satisfaire sa propre aura et régner en régulateur dans un univers où les autres lui renvoient l’image d’enfants ignorants.


A de longues tirades en forme de dialogues éculés, filmées en champs contre-champs pour viser une sorte de pureté, virant à la joute verbale sous forme de langage théâtral, qui se trainent jusqu’au bout du bout de la nuit hivernale de cette région de la Turquie profonde, le réalisateur donne des accents poseurs et une intonation résolument tournée vers Antonioni et ses obsessions de l’incommunicabilité. On atteint même parfois une sorte de dérive lente et pompeuse rattrapée in-extremis par cette incroyable faculté qu’à le réalisateur à subitement cutter ses excès, dans un ravissement visuel ou situationnel absolu.


Les scènes d’extérieur sont de toute beauté. Le réalisateur sait capter l’admirable potentialité de cette contrée montagneuse rude et sauvage. Cela donne quelques scènes aérées salvatrices qui nous font sortir de cet inconfort dans lequel ses longues scènes dialoguées tentaient de nous asphyxier.


Souvent sur la brèche, la rupture n’est jamais bien loin, ce personnage de tenancier d’hôtel, chroniqueur dans un journal, ancien acteur de théâtre, personnages à multiples facettes, qui régit son empire en infantilisant ses sujets, prenant l’émancipation naissante de sa jeune épouse comme un acte démesuré dont lui seul possède les capacités de régulation, regarde le monde avec une sorte de fausse compassion. Quittant lentement l’automne de sa vie et entrant douloureusement dans l’hiver de son existence, cet Harpagon des steppes finit par lamentablement vomir son trop-plein d’envolées verbales.


Absolument réussi d’un point de vue visuel, visant souvent juste dans sa lente construction narrative, le film aurait gagné à ne pas se laisser aller à certaines facilités stylistiques, Bergman qui se regarde dans un miroir, et au jeu parfois un peu trop statique de ses personnages secondaires, lui conférant parfois une sorte d’académisme feutré prompt à brosser la croisette dans le sens du poil. Il ne s’y est pas trompé. Malin ce réalisateur.

philippequevillart
8

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le 10 déc. 2019

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