Pas facile, la condition d’immortel. Arthur Frayn en sait quelque chose, qui se présente d’emblée comme une divinité factice, un manipulateur en chef présidant au destin des personnages, mais qui admet dans le même temps n’être lui-même qu’une créature fictive inventée dans le seul but de divertir. Prologue déconcertant, étrange amorce d’un cautionary tale à la Swift qui stigmatise la dévaluation de toutes les valeurs prophétisée par Nietzsche. Le cinéma de science-fiction accoucha dans les années 70 d’un mouvement à la fois disparate et étonnamment hétérogène allant du TXH 1138 de Lucas au Quintet d’Altman, en passant par Orange Mécanique de Kubrick, Soleil Vert de Fleischer ou La Montagne Sacrée de Jodorowsky. Par son esthétique chamarrée, sa dimension initiatique, son ésotérisme radical, c’est sans doute de ce dernier que Zardoz se rapproche le plus. À l’instar de l’excentrique réalisateur franco-chilien, John Boorman opte pour la distanciation brechtienne et invite le spectateur à mettre le récit en doute avant même de le commencer. Il prolonge aussi certains thèmes centraux de Délivrance, comme la précarité d’une civilisation que menace sa propre technologie, coupant l’individu du dialogue qu’il avait constamment entretenu avec la nature. L’immortalité définit le point extrême de cette dénaturation, et le mouvement qui anime le film est bien de restituer à l’homme ce qui justifie son existence et sa condition : la finitude. S’il se fonde sur un scénario original, le cinéaste ne cache pas ses liens avec la science-fiction littéraire. À Frank Herbert, il emprunte le souci de construire un univers très cohérent et élaboré, si marqué dans Dune ; à John Wyndham, le pessimisme latent et le pittoresque extérieur dans la description d’un environnement post-atomique, fort sensible dans Les Transformés ; à A.E. Van Vogt, qu’il ne cite pas mais dont l’influence est évidente, la complexité de l’intrigue et l’ordalie du protagoniste, semblable à celle de Gilbert Gosseyn dans Le Cycle du Ā.


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Pour le dire schématiquement, Boorman revisite Le Magicien d’Oz comme Kubrick aurait entrepris un remake d’Alice aux Pays des Merveilles. C’est dire que ses ambitions ne sont pas minces et qu’il exprime au grand jour une philosophie universelle restée jusqu’alors sous-jacente, laquelle devra attendre Excalibur pour se manifester avec autant de clarté. De ses idées abondantes, transcendées par et pour l’imagination, naît un monde inédit, autonome, crédible. L’apparition d’un immense masque de pierre flottant dans l’espace, puis vomissant des armes et avalant du blé, efface dès la scène pré-générique toutes les questions oiseuses concernant son existence. On est en 2293. La Terre est devenue un vaste désert, sans nulle trace de végétation, d’un brun uniforme et boueux que parcourent à cheval les Exterminateurs, caste élue qui massacre ou exploite les Brutes, hommes faméliques et loqueteux survivant au milieu des ruines. Ils ne sont cependant que les agents (ou les intermédiaires) d’un ordre supérieur : les Éternels. Ceux-ci se sont réfugiés au sein d’un pseudo-paradis clos (un lac et une vallée verdoyants), le Vortex, qu’ils ont isolé des Terres extérieures par un champ de force infranchissable. Leur microcosme se maintient dans un état de permanence absolue. Le temps y est aboli et il y règne un printemps perpétuel. On n’y meurt pas ; un individu "mort" est immédiatement recréé. On n’y naît pas ; le désir et ses corrélats ont été bannis. Ses habitants ont renoncé à toute violence, vivent en entente spirituelle et communiquent par des méditations en groupes. Ils ont, dans un âge qui a été fixé à vingt-cinq ans, l’éternité devant eux. Mais c’est une éternité glaciale, privée de sentiments, d’émotions, de passions, où la sexualité même n’est plus qu’une abstraction. Leur destin n’est pas la liberté comme un vain peuple le pense, mais une aliénation plus inhumaine que n’importe quelle prison. De là découlent la léthargie des Apathiques, qui ont perdu tout intérêt pour les idéaux de la communauté (purgatoire), et la révolte des Renégats, automatiquement punie de vieillissement et de gâtisme (enfer).


L’intervention de Zed (à qui Sean Connery prête toute sa virilité sauvage) va bouleverser l’ordre des choses. La singularité de ce héros malgré lui se situe à un double niveau : c’est un mutant créé artificiellement pour la mission qu’il doit accomplir et un homme que l’on a mis sur la voie de la connaissance. Parce qu’il a été "programmé" par Frayn, nouveau Merlin l’Enchanteur, il apparaît comme l’instrument (presque) aveugle de la fatalité. À la fin du film, il se perd dans le labyrinthe des illusions et doit se confronter à son propre double d’exterminateur masqué afin de le détruire. La chambre d’écho du savoir absolu est la personnification d’une raison calculante devenue spéculaire ; un aleph-cristal qui vitrifie les êtres et déréalise les images en les anamorphosant à l’infini ; un reflet exténué par la réverbération de deux miroirs se faisant face. Quant au Tabernacle, ce super-ordinateur panoptique et omniscient, il s’avère encore plus mégalomane et vaniteux que le HAL 9000 de 2001 : plutôt que de cryogéniser et de tuer les hommes, il les condamne à l’ennui éternel, ce qui est une manière originale — autrement plus atroce — de les réduire au silence. En atteignant le cœur du sanctuaire, Zed parvient à une sorte d’illumination, un éveil mystique qui lui permet de s’affranchir de tous les conditionnements et d’achever son processus d’individuation. In fine, l’image-excès se révèle être une image-simulacre : le réfléchissement d’une utopie prisonnière de sa propre réflexivité, rendue stérile par un trop-plein théorique et un cruel défaut d’incarnation. C’est seulement après avoir franchi ce Rubicon symbolique que Zed peut anéantir le Vortex, frontière entre deux mondes forclos mais aussi entre deux temporalités cycliques et caduques : celle de la barbarie "pré" ou "anté" historique de l’état de Nature (le monde des Brutes) et celle de la "fin de l’Histoire" (le monde des Éternels), c’est-à-dire d’une Histoire parvenue à son point d’achèvement et, par là-même, rendue obsolète.


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La survivance de la culture n’est pas ici, au contraire de Fahrenheit 451, un enjeu décisif pour la renaissance de l’humanité. Il s’agit de l’assimiler (Zed lit tous les livres de la bibliothèque), de la déconstruire (il comprend que le terrible Zardoz est le magicien d’Oz), de l’ingérer à nouveau (son apprentissage accéléré) pour pouvoir en conserver l’essence sans nécessairement en préserver la forme (les statues des anciennes idoles sont détruites avant de se reconstituer à la faveur d’un trucage optique). Cette dialectique complexe est celle d’une véritable ontogénèse du mythe, étroitement lié à la régénération de l’Histoire et à la remise en marche du processus civilisateur. L’arme et l’art en sont les principaux vecteurs, comme en atteste la toute dernière image : le pistolet et l’empreinte de la main sur le mur de la caverne. En définitive, le parcours de Zed s’apparente à une transmutation alchimique. Le début du film semble coïncider avec celui de l’Œuvre au noir, première étape de la rédemption d’une matière corrompue et viciée, la materia prima du monde des Brutes. L’Exterminateur est le principe actif qui pénètre dans l’Athanor (le Vortex) par la grâce d’un Adepte (Frayn, le démiurge). Zed interagit avec les différents éléments qui s’y trouvent : la matière volatile (les Éternels), la matière inerte (les Apathiques) et les sédiments qui stagnent et fermentent au fond du creuset (les Renégats). Il devient alors corrosif (suscitant la haine), est fertilisé par les réactions qu’il a suscitées (il est ensemencé par le savoir) avant d’entrer dans la phase ultime de l’Œuvre au rouge (Rubedo) en accédant à la pierre philosophale pervertie et contrefaite par les Adeptes qui ont jadis péché par orgueil (les Renégats). Il réintègre enfin le Mercure Œuf, la matrice originelle (la tête de Zardoz) et s’unit à son principe contraire (Consuella). Cette "reconduction en Terre" a pour conséquence de modifier la destinée de l’espèce humaine et de permettre à Zed d’accéder à la seule véritable immortalité : la filiation. Les Éternels redeviennent mortels (leur holocauste est représenté comme une délivrance) et le pourvoyeur de la mort devient un père (la scène finale reconduit le scénario adamique en mettant sur un pied d’égalité l’homme et la femme).


Après le film policier (Le Point de non-retour), le film de guerre (Duel dans le Pacifique) et le film d’aventures (Délivrance), c’est donc avec l’épopée que Boorman conjugue l’allégorie. La réflexion porte simultanément sur les plans historique (les civilisations les plus développées sont aussi les plus vulnérables), politique (toute classe sociale privilégiée subit un jour la loi de ceux qu’elle opprime), philosophique (Dieu est une supercherie conçue pour réduire l’homme en esclavage), moraliste (qu’est-ce que le Bien, le Mal, la vérité, le mensonge ?). Cette richesse thématique est suppléée par l’exubérance visuelle et la profusion néo-baroque de la mise en scène, qui perturbent toute interprétation univoque. Le cinéaste brouille les limites entre songe et réalité : les effets de miroir, les fantasmes projetés sur les murs, les machines à mesurer les états d’âme favorisent une disposition où le cœur est mis à nu — mieux : où il envahit et déforme le monde extérieur. Son style s’appuie sur l’alternance des plans généraux et moyens "remplis", dont la luxuriance des détails incite le regard à se perdre, avec les plans rapprochés et les gros plans, qui invitent au déchiffrement. Zardoz est souvent réduit par ses détracteurs à un bric-à-brac nanardisant, hétéroclite, boursouflé, confus, suprêmement kitsch. Il faut y voir au contraire une œuvre intelligente et ludique, car tout dans cette aventure n’était au fond qu’un jeu, dont les joueurs eux-mêmes ont été floués mais ravis de l’être. Une œuvre libre et ingénue, car Boorman ne réfrène jamais l’inventivité bariolée de ses visions. Une œuvre grave et belle, car il est beau de voir l’éternité courir joyeusement vers sa propre annihilation, le héros crever du doigt un autoportrait de Van Gogh devant une maternité de Picasso, ou Zed et Consuella disparaître aux accents paradoxalement triomphants de la marche funèbre de la 7ème Symphonie de Beethoven. Cette vivifiante entreprise de destruction des virtualités contemporaines donne à rêver et à réfléchir, telle une auberge espagnole de la futurologie proposant à chacun de trouver ce que ses obsessions personnelles lui feront découvrir.


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Thaddeus
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le 26 mai 2024

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