428: Shibuya Scramble est ce que l'on appelle communément un visual novel, et si la définition de ce terme fait largement débat (Ace Attorney est-il un VN ?) celui là rentre bien dans le rang de ce qui vient en tête : on a une narration de roman avec un texte qui s'étale sur tout l'écran plutôt que dans des boîtes de dialogues, et notre interaction se limite à faire avancer le texte et à prendre des décisions quand le jeu nous offre un choix bien défini. Le genre de jeu populaire au Japon mais qui s'exporte difficilement chez nous, généralement sans VF comme celui-là, et qui relance parfois le débat marronnier pour savoir si ça compte comme un jeu-vidéo. Quelques clichés entourent ce genre japonais, notamment sur la structure narrative, la recherche d'une True End ou la propension de certains à parler du chat de Schrödinger qui est devenu une blague que ne fait pas 428.
Ce que ne fait pas non plus ce jeu, c'est de baser sa narration sur des artworks portraits de ses personnages qui alternent leurs 6 expressions différentes comme dans les RPG : ici on a affaire à un roman photo, avec des acteurs live plutôt que des artworks, ce qui apporte une filiation sympathique avec les séries tv dont on reprend la structure en épisodes. Cette mise en scène pourrait faire craindre quelque chose de cheap mais c'est tout l'inverse qui se produit : chaque scène à ses propres photos, on a donc un renouvèlement constant des plans durant tout le jeu au lieu d'avoir les mêmes portraits qui alternent devant des arrière-plans différent. C'est déjà très plaisant en soi, mais il s'avère aussi que la mise en scène et le travail des acteurs sont excellents. Je me suis amusé à balancer quelques screens sur mes réseaux sociaux pendant mes parties, c'est quasiment parti en live-tweet tellement je trouvais des perles. La composition, le ridicule des situations, la manière d'enchaîner ces photos avec des zooms et travellings dynamiques, vraiment je trouvais ça tordant. Un parti-pris qui marche donc particulièrement bien.
428: Shibuya Scramble se déroule pendant une journée complète à Shibuya, où va se dérouler un improbable chassé-croisé entre plusieurs personnages que l'on incarnera dans l'ordre de notre choix, modulo quelques interruptions pour éviter de prendre trop d'avance sur les autres routes. Un policier suit la remise d'une rançon à des preneurs d'otages, un journaliste essaie désespérément de boucler son tabloïd dans la journée, une fille en tenue de mascotte aide son charlatan de patron à assurer la vente de son nouveau produit bidon, une fille doit échapper à des assassins... Ce sera une longue journée pour tout le monde où la pression temporelle sera écrasante, où les rencontres incroyables vont fleurir, où l'échec sera à chaque coin de rue de manière tantôt sinistre, tantôt cartoonesque. Il va falloir se battre pour survivre à ce qui ressemble à une simulation de journée de travail typique au Japon, le genre où il faut courir dans tous les sens en épuisant la totalité de ses forces pour terminer son job à la dernière seconde.
Comme dans 13 Sentinels le choix de son personnage permet de gérer notre rythme comme il nous plaît, mais comme dans ce dernier la progression saura se bloquer pour ne pas risquer de spoiler trop vite ce qui attend les autres protagoniste. Ce choix est surtout là pour nous obliger à trouver le chemin qui nous fera esquiver les 86 Bad End qui nous guettent. D'ordinaire dans un VN on ne joue qu'un personnage et donc si on perd c'est parce qu'on a fait un choix qui nous revient à la figure, mais ici ça peut très bien être le choix d'un autre personnage qui met un terme à l'histoire de celui que l'on est en train de diriger. Si bidule prend tel chemin, il va rencontrer machin et retarder ce dernier, ce qui va l'empêcher de faire son devoir et lui infliger un Game Over. Ce système oblige donc à alterner régulièrement les protagonistes pour qu'ils se débloquent les uns les autres, ce qui permet aussi de voir le nombre de fois où leurs destins vont s'entrecroiser sans qu'ils ne s'en rendent compte. C'est aussi une manière de s'amuser des différents périls qui les attendent, certains se montrant drôles d'improbabilité ou prenant une forme idiote pour que l'échec ait au moins la décence d'être marrant, sachant que le jeu s'amuse à en balancer suite à des choix qui paraîtraient logiques ou au moins sans importance. C'est même un objectif annexe du jeu de découvrir toutes les Bad End, ou au moins 50 pour débloquer des chemins bonus après la fin du jeu. Le jeu étant séparé en créneaux d'une heure, on n'a pas besoin de remonter aux événements de l'heure précédente pour débloquer une situation en cours et donc on peut s'en sortir sans remonter le fil de tout le jeu.
J'ai balancé beaucoup de screens qui sont marrants, mais il y a de gros enjeux qui pèsent sur les personnages et qui nous collent à la manette. Les passages avec Osawa alternent particulièrement bien l'aspect étouffant d'un thriller et la comédie, tandis que Kano et Achi s'embourbent dans une histoire d'enlèvement incompréhensible. Il y a une excellente gestion du rythme qui nous embarque dès la première heure, alors que les VN ont la réputation de parfois attendre 10h d'introduction avant d'en venir au fait. Les twists apparaissent à bonne allure, et l'alternance des personnages et des enjeux associés évite la monotonie. Le jeu est parfois un poil abscons quand on est bloqué sur une route juste parce que le menu de la timeline a "oublié" de mentionner une mise à jour dans la route d'un personnage, ou parce qu'il faut faire des choix qui paraissent inconséquents juste pour déclencher l'apparition d'un mot en rouge dans le texte, qui permet de changer pour un autre personnage dont la progression ne se débloque pas autrement. Mais ce n'est pas trop grave, ça n'entache pas cette journée incroyable qui ressemble à du bon Shu Takumi et nous offre des personnages vraiment mémorables.
La cerise sur le gâteau, c'est le contenu post-game invraisemblable. Munissez vous d'une soluce pour trouver les secrets, mais certains sont ahurissant. Je suis tombé par hasard dans le Labyrinthe en faisant exprès de ne pas faire le bon choix que le jeu nous indiquait clairement, j'ai eu un jeu dans le jeu avec une récompense délicieuse d'absurdité. D'autres indices post-game m'ont mené à une réalisation qui avait une forte vibe Tunic, certaines routes cachées ajoutent plusieurs heures de texte alors que rien n'obligeait les développeurs à ajouter un aussi gros pan de jeu qui ne sera fait que par les plus curieux/acharnés. Le pire c'est que l'un des bonus les plus idiots explique un faux-raccord étrange qui était manifestement volontaire, ce n'est donc même pas un truc ajouté en fin de développement mais bien quelque chose qui était prévue dès la phase de photographie des comédiens.
428: Shibuya Scramble est une des meilleures portes d'entrée qui soit pour les VN. Il fait vibrer le joueur, il transpire la passion de bout en bout, il est aussi drôle qu'énigmatique et vous fait vivre une journée de folie. Il y a une poignée de remarques d'un goût douteux (des mentions d'un personnage rond qui mange beaucoup trop, un trivia qui nous assure que des couples composés d'une fille de 19 ans et d'un quarantenaire peuvent être très heureux, une gestion de la question du suicide parfois légère, une description de la synesthésie digne du Lucy de Luc Besson...) mais le jeu déborde d'amour et mérite qu'on lui en donne en retour.