Nous autres Français avons beaucoup râlé de devoir attendre deux ans que Gothic II, adoubé par la communauté rôliste à sa sortie en 2003, débarque dans nos contrées. Pourtant, cela nous donnait un avantage en nous plaçant dans la quasi-impossibilité d'embrayer directement sur Gothic 3, qui devait sortir chez nous seulement quelques mois après. Du maître ou de l'élève, qui choisir ? La réponse ne faisait guère de doute : commencer par Gothic II et attendre sagement que la communauté de moddeurs, pendant ce temps, fasse un petit ravalement de façade à son successeur. Gothic II, jusqu'à il y a peu, pouvait être considéré comme le meilleur de la série et accessoirement comme l'un des meilleurs RPG occidentaux de tous les temps. Sa place n'est pas (et ne sera sans doute jamais) menacée, mais le travail phénoménal abattu par une horde de fans aussi organisés que passionnés sur le 3 pourrait bien venir lui chatouiller les orteils.
Remontons donc un peu le temps : paru en 2006 beaucoup trop tôt sous la pression de son éditeur, Gothic 3 était perclus de bugs, affreusement gourmand, souffrait de très graves problèmes d'ergonomie et d'une gestion de la difficulté totalement aux fraises. Le jeu n'a connu quasiment aucun patch officiel, car JoWood a refusé d'aider Piranha Bytes à remettre son jeu à flot (sans compter que la tradition du patching à tout crin n'était pas encore née à cette époque). Le potentiel étant pourtant présent, il a "suffi" qu'une armada de fans se rassemble et mette les mains dans le cambouis, sortant quelques mois plus tard un correctif massif sous la forme d'un .exe de près d'un gigaoctet. Le Community Patch était né. C'était mieux, mais il n'y avait toujours pas de quoi faire la fête : des tas de problèmes restaient irrésolus, des soucis de traduction s'étaient ajoutés, le rythme de la progression était chiant et dans l'ensemble, hormis sur l'aspect graphique, Gothic 3 n'arrivait toujours pas à la cheville de son prédécesseur. Mais les moddeurs n'ont rien lâché, secondés par les développeurs de chez Piranha Bytes désormais fâchés avec JoWood. Le temps a passé, les versions du Community Patch se sont succédées, au rythme d'une tous les trois mois environ. Le jeu a sombré dans l'oubli à peu près en même temps, la série s'est éteinte faute de visibilité, de moyens et d'éditeur (en réalité, Piranha Bytes préparait le comeback de sa franchise sous le titre de Risen, qui serait édité par Deep Silver). Et, bien sûr, il y a eu l'arrivée d'Oblivion et, plus tard, de Skyrim, qui ont totalement éclipsé le jeu de rôles allemand. En avril 2012, Gothic 3 a vu se déployer la toute dernière version (1.75) de son Community Patch. Comme Skyrim n'est pas intéressant, que Planescape Torment est devenu vraiment trop moche et qu'on a passé trois vies sur Gothic II et Risen, on se rabat logiquement dessus, en espérant tomber sur une bonne surprise.
Le premier bon point, c'est que Gothic 3, en 2014, est beau et fluide. Sur une bécane à peine correcte, on peut pousser toutes les réglettes des options graphiques au niveau maximum et obtenir un résultat totalement valable, qui non seulement ne fait pas saigner les yeux, mais les flatte régulièrement. Ce qui tenait de la prouesse il y a huit ans est désormais accessible à tout le monde : faire tourner le jeu au maximum, enfin ! Techniquement, le jeu assure bien au-delà du minimum syndical avec des textures en haute résolution, une grande densité d'éléments à l'écran et une plâtrée d'effets (HDR, motion blur) du meilleur effet. La végétation est touffue, des petits animaux sautent dans tous les sens, la distance de vue est honorable et les lumières souvent très jolies. Quand on sait que de base, la direction artistique est d'un goût très sûr et que le monde est entièrement (oui, entièrement) en monde ouvert, sans aucun temps de chargement, la prouesse technique se ressent. Chose surprenante, le jeu est même visuellement plus impressionnant que Risen (version PC), pourtant sorti en 2009 et déjà très mignon à l'époque. On ne fuira donc pas face au rendu graphique, mais quid du reste ? Peut-on raisonnablement espérer, même après des années de patching amateur, trouver en Gothic 3 un jeu à la hauteur de son illustrissime ancêtre ? Surprise : oui. Déjà, exit les innombrables soucis de traduction qui grevaient les premières version du Community Patch, cette version finale est intégralement fonctionnelle en français (à condition de l'appliquer sur une version française du jeu original) et il faut vraiment le vouloir pour trouver des erreurs. Au niveau de l'ergonomie, les menus ont été partiellement refondus, les indications fournies au joueur pour faire progresser son avatar sont plus explicites sans dénaturer la liberté voulue par les développeurs, un tétrazillion de bugs ou illogismes dans les quêtes a été corrigé, et, surtout, la courbe de difficulté a été revue au poil de cul près, que ce soit au niveau de l'attribution des points d'expérience, des conditions de déverrouillage des compétences, formules, liens de confiance, de la puissance des récompenses de quêtes ou de donjons. Gothic 3 en version 1.75 n'a plus grand-chose à voir avec ce qu'il était 2006, excepté dans sa philosophie de jeu, laissée intacte. C'est, tout simplement, le véritable Gothic 3, et le digne successeur de Gothic II. Oui, monsieur.
Le temps est donc venu de pouvoir profiter pleinement des idées extraordinaires mises en œuvre par les développeurs, qui sont nombreuses. La grande réussite de Gothic 3, c'est d'avoir amplifié ce sentiment de totale liberté d'action, celui de pouvoir agir librement sur un monde composé de factions plus ou moins antagonistes, tout l'art de l'exercice reposant dans ce "plus ou moins". A l'inverse des récents Elder Scrolls abominablement manichéens et incohérents de ce point de vue, l'île de Gothic 3 se caractérise par un contexte politique très réaliste qui est intégralement retranscrit dans les mécanismes du jeu. Grossièrement, le monde est gouverné par une faction (les Orcs) qui a asservi l'autre (les humains) par la force. La faction asservie n'est pas exterminée, elle a soit été réduite en esclavage, soit s'est reconvertie dans le mercenariat à la solde de l'envahisseur, soit dans la rébellion, soit encore s'en fout complètement et reste à l'écart de la fureur du monde tel un Suisse. Pour chaque quête ou presque, le joueur a le choix entre s'attirer les faveurs des humains rebelles ou des Orcs. En fonction de ses actions, sa réputation va monter auprès du camp donné dans sa région - belle idée : la "Fame" de notre héros sans nom est liée à la faction et au lieu, car dans le temps, la nouvelle des exploits de l'un ou l'autre héros ne pouvait se propager par les réseaux sociaux... Là où ça devient vraiment intéressant, c'est que le joueur, comme dans les autres jeux de rôle de la tradition Piranha Bytes (Risen 2 excepté), a beaucoup, beaucoup de choix possibles au cours d'une seule et même quête, et que son dénouement aura une ou plusieurs conséquences importantes sur la manière dont il va pouvoir poursuivre son aventure. S'attirer la confiance d'une faction est nécessaire pour s'entretenir avec le chef local disposant d'une information capitale qu'il faudra récolter ; cette confiance pourra être utilisée avec loyauté, ou, au contraire, avec la pire des félonies. Le jeu est construit de telle manière que le joueur soit, d'une manière ou d'une autre, obligé de collaborer avec l'ennemi. Petit-à-petit, cette contrainte se percera de compromis, d'assouplissements, jusqu'à ce qu'enfin il s'agisse de choisir son camp de manière ferme et définitive, après une grosse trentaine d'heures de jeu passées à lécher le cul d'un peu tout le monde sans réellement porter allégeance à qui que ce soit. Sachant que l'objectif du jeu, non négociable, est de mettre un terme à la suprématie Orc qui paralyse l'île, à vous de voir quel quotient de félonie vous souhaiter appliquer à votre personnage, qui conservera toujours, à tout moment, la possibilité de dire "merde" à son camp pour aller faire du gringue au voisin.
Au chapitre des idées excellentes qui ne se remarquent jamais aussi bien qu'en pleine partie, il faut noter qu'à peu près n'importe quelle idée qui passe par la tête du joueur pour résoudre une quête a été prévue par les développeurs, et peut effectivement être mise en œuvre. On ne parle pas d'un vulgaire bricolage, de cette indifférence négligée qui gouverne le système de jeu des derniers Elder Scrolls où on peut faire n'importe quoi ; ici, c'est pesé, réfléchi, de manière à vous fournir des avantages en nature ou vous faire miroiter des possibilités de progression alléchantes qui finiront effectivement par se réaliser. L'essentiel se joue au niveau des dialogues : il est possible de dénoncer à peu près n'importe qui, n'importe quand, quand une quête vous place contre un camp. Les PNJ ne sont pas des crétins décérébrés, ils réagissent souvent avec diplomatie, parfois en vous sautant au cou, d'autres fois encore en déverrouillant un nouvel embranchement de quête. De plus, chaque quête accomplie profite en général à plusieurs parties : par exemple, nettoyer un repaire sur demande de son hôte expulsé vous vaudra une récompense de sa part, mais aussi du chef du village qui vous remerciera de sécuriser la région si vous allez lui parler, et un objet trouvé à l'intérieur pourra être remis à un autre personnage ; de même, convaincre un mercenaire faisant la sieste dans l'herbe de retourner au travail vous vaudra d'être bien vu de son employeur comme des rebelles non loin qui étaient incommodés par sa présence.
Il est possible de se mettre à faire à peu près ce qu'on veut, n'importe quand, à condition d'en assumer les conséquences, qui ont généralement été prévues pour être cohérentes tout en ayant un impact concret sur le monde et la manière dont on interagit avec. Une fois qu'on s'est bâti un personnage suffisamment puissant, il sera possible de vaincre physiquement les humains, puis les orcs. Chaque créature de la carte fournit de l'expérience quand elle est tuée, y compris tous les PNJ. Il n'y a (presque) aucun respawn ennemi de tout le jeu, la progression a été dosée entièrement à la main et affinée par le Community Patch. On vous laisse faire le calcul : quand la zone est nettoyée de tous les sangliers et que vous avez besoin de plus de force pour tanner le monstre qui vous bloque à tel endroit, pourquoi ne pas s'en prendre à vos ennemis véritables histoire de vous faire la main ? Il est très grisant, après avoir joué les esclaves pour le compte de l'envahisseur verdâtre, de revenir raser sa ville entière vingt niveaux plus tard pour prendre possession des lieux avec les rebelles. Tant qu'on se comporte bien avec eux, et tant qu'on ne possède pas une notoriété particulière en tant que rebelle, les Orcs sont des PNJ auxquels on parle tranquillement, avec lesquels on fait du commerce. L'arme sortie du fourreau, c'est la foire d'empoigne qui peut commencer. On se fascine assez vite de se rendre compte, après avoir compris le principe, que chaque forteresse, chaque village qu'on traverse en opprimé reviendra plus tard plier sous notre fer, alors même qu'au premier passage, affronter ne serait-ce qu'un seul Orc en duel relève de la folie la plus pure. D'ailleurs, le système de combat, quelle que soit la classe choisie, ne laisse pas beaucoup de place à la témérité et il sera plus sage, la plupart du temps, de presser F5 avant de se lancer dans un simple duel.
Enfin, il y a la feuille de personnage, la progression. Là encore, le schéma suit rigoureusement l'école des Gothic. Dans sa version vanilla, Gothic 3 était à ce niveau une punition, un bordel innommable où un mauvais choix au mauvais moment vous foutait une partie entière en l'air. Avec le Community Patch, plus de ça : le joueur est libre d'investir ses points d'aptitude (obtenus à chaque montée de niveau) comme il le souhaite. La façon dont il s'oriente (corps à corps, distance, magie) déterminera fortement son expérience de jeu mais ne lui fermera aucune porte. En d'autres termes, mal gérer son évolution fera sacrément galérer à certains moments mais pourra toujours être récupéré peu de temps après. C'est étonnant, car le jeu reste plutôt difficile, ce qui prouve la qualité de l'équilibrage du jeu. La liberté qui est initialement laissée au joueur a quelque chose de très enivrant, mais également de très angoissant tant il semble y avoir de choses à faire et de choix à assumer. Mais que ce soit au niveau des combats ou des quêtes, il y aura toujours un moyen de s'en sortir. Le héros conserve son célèbre inventaire infini, laissant au joueur la possibilité d'y stocker tout et n'importe quoi sans inquiétude pour le revendre massivement une fois en ville. Cette mécanique, qui ressemble à s'y méprendre à celle d'un hack'n'slash, se justifie par la nécessité de dépenser de l'argent, en plus des points d'aptitude, si on veut améliorer ses caractéristiques. Et là encore, on se rend compte que le système tient totalement debout, notamment en réservant l'enseignement de certaines compétences à des PNJ situés dans des zones de jeu avancées ou disposant d'un statut social plus élevé que les autres.
Si Gothic II pouvait quelquefois paraître un peu étriqué, Gothic 3 laisse à l'inverse un réel sentiment de grandeur. Comme toujours chez Piranha Bytes, un soin très particulier a été confié au world design, touffu, cohérent et sensé d'un point de vue ludique. La zone de jeu est moins grande qu'un Oblivion, mais Gothic 3, comme ses aînés, tire sa supériorité de l'attention maniaque qui a été accordée à chaque mètre carré de nature ou de maison. Contrairement à un Skyrim, se déplacer n'est pas synonyme de tourisme mais plutôt de danger, autant que de potentielles découvertes. Les trésors ont de la valeur, il faut le mériter pour s'éloigner du village de départ enclavé au bord de la mer, et la structure totalement open-world permet des prouesses certaines, déclenche souvent un sentiment de fascination que seul ce studio de développement parvient à transmettre, quand on découvre une grotte sous une ville, un chemin à flanc de falaise... tout fait sens, géographiquement et mécaniquement. Gothic 3 est une leçon de world design. De la série Gothic/Risen, il reste le titre le plus grand, et aussi le plus dense, en compétition proche avec Risen. De la grosse cinquantaine d'heures qu'il faut pour le terminer, on en parcourt la plupart avec une réelle envie d'avancer, et l'évolution palpable de l'univers, les conséquences de la progression, les moyens qu'on a de progresser, tout cela fait de ce jeu une expérience singulière, qui respecte totalement l'esprit de la licence tout en la portant vers de nouveaux horizons.
Finalement, se faire Gothic 3 avec le dernier Community Patch, c'est un peu jouer à Skyrim, mais avec un vrai système de jeu : c'est complexe, c'est pertinent, c'est accessible, c'est passionnant, c'est parfois frustrant, toujours récompensant, et la fierté d'arriver au bout du chemin se ressent à la mesure des efforts consentis. Tout dans le jeu est très futé, logique, il y a un véritable souci de réalisme et en même temps de pertinence ludique dans la simulation du monde et des interactions entre personnages, ce qui fait que même un joueur un peu neuneu, qui n'a pas l'habitude des RPG de papy, comprendra la façon de jouer et de progresser. C'est comme dans la vraie vie, tout simplement. Fondamentalement, le background du jeu tient sur un timbre poste, la mythologie des Gothic est toute simple. Il n'y a aucun livre à lire, les seuls caractères d'importance sont ceux inscrits sur sa feuille de personnage. Les développeurs ont concentré l'essentiel de leurs efforts à rendre le monde vivant et réactif, et c'est une grande réussite, encore une fois : on a réellement, profondément l'impression d'être un acteur du monde qui nous entoure, quand nos choix ont des répercussions visibles et utiles sur notre manière de jouer et de progresser. Tout va toujours droit à l'essentiel, les dialogues, la baston, c'est une sorte de nectar de jeu de rôle dont les ingrédients ont été très précisément dosés. Il y aurait des tas de choses à ajouter : la beauté des musiques, très contemplatives (signées Kai Rosenkranz, compositeur attitré de la série), la rejouabilité colossale (il y a tant de possibilités de progression et de styles de jeu !), le renouvellement marqué des environnements et des défis au sein d'une même partie... Bon, il y a bien des problèmes que le patch n'a pas corrigé : un manque de finition certain après trente heures de jeu, une sorte de creux à mi-parcours où le titre commence à ressembler à une sorte de MMO offline. La zone du désert, très grande et très ennuyeuse, enrichie en monster bashing jusqu'à la nausée, aurait pu sauter qu'on n'y aurait vu aucun inconvénient. Il y a quelques vestiges de la sortie précipitée de Gothic 3 qui ennuieront, c'est certain. Mais qu'on ne s'y trompe pas, grâce au patch, ça reste un grand, très grand jeu de rôle, totalement digne de son aîné et à ranger parmi les tout meilleurs RPG occidentaux 3D jamais réalisés.