Gothic II
7.6
Gothic II

Jeu de Piranha Bytes et JoWooD Productions (2005PC)

Au début des années 2000, le jeu vidéo allemand semblait amorcer la fin d'un âge d'or. Les déboires de Piranha Bytes pour exporter ce Gothic II, qui mit trois ans à arriver en France, n'illustraient qu'une partie de cette fin. Il y eut le déclin de Blue Bytes (The Settlers II, froidement accueilli), il y eut l'impopularité croissante de l'éditeur JoWood connu pour ses mésententes avec les développeurs locaux, il y eut aussi le décès de Hans-Jürgen Brändle, fondateur du studio Attic Entertainement et pionnier de l'industrie teutonne. De cette période transitoire marquée par l'arrivée de la next-gen et les difficultés des petits développeurs à s'adapter à de nouveaux standards techniques, il ne nous est resté que quelques studios, certains ayant été absorbés (Blue Bytes), d'autres ayant purement et simplement fermé boutique (Fishtank, Spellbound). Parmi les survivants, on ne compte guère que Piranha Bytes à avoir conservé son identité et son indépendance, avec la sortie récente du controversé, mais courageux, Elex : un studio qui, bon gré, mal gré, a réussi à s'adapter aux changements de génération et aux évolutions du marché, parfois au prix de quelques ratés, mais jamais sans sacrifier à son cœur de métier, ni à son cœur de cible – du RPG par des joueurs, pour des joueurs.


Se heurter pour la première fois à Gothic II, c'est un peu comme se prendre un mur en pleine face en roulant en ligne droite : ça fait mal, mais on ne peut pas dire qu'on ne l'a pas vu venir. Sorti en Allemagne en 2002 mais en 2005 en France, en pleine transition générationnelle, ce "petit" RPG teuton a commencé à se prendre des taules un peu partout, souffrant alors de la comparaison avec un Morrowind, ou même avec un Oblivion, alors qu'on jouait déjà sur Xbox 360 et que les kits presse de Bethesda inondaient la toile de leurs screenshots verdoyants et magnifiques. De plus, même par rapport aux standards de 2002, Gothic II imposait une prise en main d'un abord désagréable, rigide, qui pouvait rendre pénibles les actions les plus simples, à des lieues de l'intuitivité d'une concurrence plus grand public. Et puis, le jeu semblait, plus généralement, manquer d'un peu de charisme. En France, Jeuxvideo.com ne s'y est d'ailleurs pas trompé en lui attribuant la note assassine de 8/20. Bref, on était très mal barrés. Mais, comme souvent avec le RPG allemand, c'est en creusant qu'on tombe sur des pépites... Et, à ceux qui se donneraient la peine de persévérer, Gothic II allait réserver des moments exceptionnels, qui lui vaudrait sur le tard des critiques élogieuses et une excellente réputation. Gothic II est un jeu qui a mis du temps à être apprécié, ce qui ne manque pas d'ironie quand on sait qu'il était déjà dépassé techniquement à sa sortie.


Qu'est-ce qui fait la grandeur de ce jeu ? En premier lieu, sa gestion de la difficulté. Les ténors de l'époque, Morrowind en tête, proposaient un début de partie hyper-difficile avant de se transformer à mi-parcours en simulateur de maltraitance pour brute épaisse. Gothic II, lui, affirme les bases du premier, et raffine par ailleurs à l'extrême une courbe de progression que ses propres successeurs ne parviendront pas vraiment à reproduire. Commençant tout en bas de l'échelle sociale (et "musculaire"), le joueur est lâché dans un monde ouvert dont chaque route semble mener à une mort certaine. Le début du jeu est très axé dialogues, puisqu'on est "bloqué" dans la ville de départ, sans réelle possibilité de partir affronter les dangers du monde extérieur. En fouinant beaucoup, à force d'astuce et de prise de risque, on finit par repérer les personnages susceptibles de nous aider et les quêtes pouvant être résolues pour grapiller quelques points d'expérience. A bas niveau, tous les moyens sont bons pour progresser ne serait-ce que d'un iota, et ouvrir un peu plus la progression au-delà des portes de la ville. Depuis, Piranha Bytes n'a jamais dévié de cette conception en entonnoir, avec un début hyper-étriqué où le joueur doit vraiment galérer pour monter petit à petit en puissance. Mais ce qui, aujourd'hui, passe pour un générateur de frustration gratuite, fait pourtant partie intégrante de l'expérience. L'extrême précision des dialogues, l'intelligence de la conception des quêtes, cette stimulation permanente des réflexes de survie du joueur crée un équilibre parfait entre sentiment d'écrasement (réel, et voulu) et espoir d'une progression, que le jeu sait faire miroiter par l'immensité et la complexité, brillamment suggérées, du monde qui s'étend au-delà des portes de la ville. Surtout, Gothic II trouve une grâce exceptionnelle dans sa représentation des rapports de force, sociaux comme physiques, entre un personnage "nu", ignorant (comme le joueur) les repères et les règles du monde qu'il découvre, et ledit monde, hostile certes, mais habité par des PNJ qui donnent au joueur des opportunités de contrer ces règles, de les tourner à son avantage.


La série Gothic a toujours tenu à simuler des situations politiques en peu de mots, avec des enjeux simples mais parlants, qui ont cette faculté essentielle de s'adapter aux actes du joueur, et, surtout, à ses plans de progression. Ceci se traduit tout simplement dans les dialogues et les choix de réponses. Plot twist : contrairement à la plupart des RPG (et, oserais-le dire, de la plupart des jeux en général), chaque mot qui compose chaque dialogue a été mûrement choisi. On ne perd pas son temps en palabres inutiles : le lore est réduit à sa plus simple expression, et l'histoire du monde tient sur un timbre-poste. Chaque texte, dans Gothic II, se réfère en réalité à une mécanique de jeu. Chaque dialogue avec un personnage a un sens profond qui trouve ses racines dans l'expérience pensée par les développeurs. Effet immédiat, et foudroyant : on lit avec la plus grande attention la moindre ligne de dialogue. On boit la moindre information, le plus petit indice dévoilé par un PNJ. Car rien n'est gratuit. Un simple mot est susceptible d'avoir une valeur inestimable pour déverrouiller une opportunité de progresser. Assez rapidement, les rencontres du joueur dessinent les enjeux d'un conflit entre plusieurs peuplades, dressent le tableau d'un contexte politique tendu entre différentes factions qui trouve une illustration littérale, et littéralement enthousiasmante, dans la moindre mécanique. Tous les habitants du monde ayant entre eux leurs propres relations, le jeu veille à toujours répercuter les conséquences d'une réponse donnée à un personnage, lors d'un dialogue d'apparence anodin, sur les autres personnages. En résulte un aspect social archi prononcé, qui transforme presque chaque ligne de dialogue en puzzle potentiel... sur lequel le joueur garde pourtant, toujours, une parfaite maîtrise, une compréhension des enjeux, fine et nette. Gothic II est difficile, mais laisse tous les outils pour se libérer des contraintes qu'il impose. Même au plus obtus des barbares, il offre les moyens de se dépêtrer des situations les plus insolubles. Aucune place n'est laissée à l'imprévisibilité, ni à l'absence de maîtrise. Rien n'est laissé au hasard. Aucune défaite n'est imputable au jeu, aucune galère n'est à reprocher à un système injuste. En bien des points, pardonnez-moi l'expression : Gothic II est le premier Dark Souls du RPG. Quand vous avez compris sa façon de penser, vous vous exposez au plaisir d'une exploration infiniment cohérente et puissante, qui vous nourrira d'enjeux toujours plus stimulants et complexes.


Comme dans Risen, comme dans Elex, il faut batailler littéralement des heures avant d'affronter le premier mob. On peut dialoguer avec le moindre méchant avant de lui tataner (ou non) la face. On peut se rallier à lui, l'aider un peu, beaucoup, jouer les félons, faire jouer son intérêt personnel dans une lutte dont l'ampleur nous dépasse. Un trait de caractère qui n'est pas sans rappeler un Morrowind mais qui renvoie surtout à une conception toute allemande du RPG, où la puissance est avant tout une affaire de patience. Quand la baston commence, c'est avec prudence : un petit sanglier, un loup... La victoire sur le premier être humain, voire (soyons fou) sur le premier réel antagoniste du jeu (no spoil) se mérite. On parle à la louche de dix heures de jeu, au moins. Puis, après vingt heures (si ce n'est plus), on peut envisager de rejoindre sa première faction. Et vous savez quoi ? CA, c'est du RPG. Ce n'est pas du Skyrim, où on torche du chef bandit après trente minutes. Ce n'est pas du The Witcher, où on empale du manant dans les premières secondes. A la limite, ce n'est même pas du Dark Souls, où on bute du zombie d'entrée de jeu. Gothic, c'est l'idée de "rôle" dans sa conception la plus authentiquement hardcore, et paradoxalement dans sa vision la plus logique, la plus intelligente et la plus minutieusement conçue. Au doute des premières heures de jeu succède un certain sentiment d'apprendre à tenir les rênes de sa propre progression. Et ce, sans jamais ressentir un une une profonde injustice poussant à lâcher l'affaire. Aux commandes d'un unique individu, on apprend en même temps que lui à percer les secrets du monde qui nous entoure. On creuse peu à peu sa carapace avec les armes que nous apportent les PNJ. Et, lentement, se dévoile le cœur du jeu : une pure simulation de réalité, des années-lumière devant la routine des habitants d'un Tamriel ou de n'importe quel WRPG d'époque, qui sait dresser des relations d'influence, des enjeux politiques, qui par-dessus tout reste toujours maître absolu de la latitude donnée au joueur dans cet univers aux règles précisément conçues.


Le scénario est pourtant con comme la lune. Méchants Orcs, gentils humains, bestioles fantasy génériques, univers vu et revu. Pourquoi est-il aussi passionnant ? Parce qu'on en est acteur, et jamais spectateur, de la première minute de jeu jusqu'au générique de fin, pendant soixante-dix heures, d'un conflit dont chaque enjeu est une potentielle source d'implication, une invitation à prendre parti, à orienter la suite de l'aventure dans une direction ou une autre. Atteindre le générique de fin de Gothic II, c'est avoir joué une responsabilité personnelle dans chaque résolution de quête, dans chaque ligne de dialogue, c'est accéder au rang de héros pour certains et au rang de bête noire pour d'autres. C'est avoir été acteur de son propre récit de fantasy, un peu comme un Bastien de l'Histoire sans fin (en plus hardcore). L'exigence de Gothic II rend la progression fascinante. Son sens inné de la justice rend également celle-ci infiniment agréable. Son souci permanent d'équité, d'honnêteté, couplé à sa délicieuse tendance à multiplier les enjeux, les embranchements, les possibilités d'allégeance à telle ou telle faction, maintiennent une réelle envie de progresser. Tout est affaire de cheminement.


Au bout de l'aventure, on se rappelle, étrangement, les prénoms (génériques) donnés aux guerriers rencontrés sur sa route. Les régions (sans réelle imagination) qui ont jalonné notre périple. Les ennemis (communs) vaincus au fil d'une épée déjà maniée mille fois dans d'autres jeux. Ce qui reste, ce qui domine est la sensation d'avoir joué un rôle dans l'histoire du monde que l'on a foulé. D'avoir vaincu tous les dangers, surmonté les obstacles les plus homériques, visité les endroits les plus reculés. D'avoir conclu les alliances que l'on voulait, avec les personnages que l'on voulait. D'avoir écrit notre propre histoire. Ceci, aucun WRPG ne l'avait réellement proposé avant : tout était sur rails, tout suivait la volonté des développeurs, tout déroulait un scénario préécrit dont l'issue était annoncée. C'est le cas ici aussi, bien sûr. Mais les développeurs sont parvenus à créer l'illusion que le joueur était responsable de tout. Qu'il devait sa victoire à lui-même, aux compagnons qu'il avait côtoyé, de façon éphémère ou non. Qu'il avait écrit la grande histoire d'un petit monde. Je vais être tout à fait honnête : si un RPG à venir parvient à atteindre ne serait-ce que le réalisme des interactions entre personnages et la qualité d'écriture des quêtes que Gothic II renferme (je ne parle même pas de la finesse de la construction du monde ni de l'intelligence du système de niveaux), promis, je m'achète un chapeau et le mange.

boulingrin87
10
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le 27 nov. 2017

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5 j'aime

Seb C.

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