Refaire Atlantis III près de quinze ans après sa sortie est une expérience singulière. D'abord parce que c'est l'un des derniers point'n'click développés par Cryo Interactive, ce qui lui donne un poids historique non négligeable. Ensuite parce que le jeu a curieusement bien vieilli, en fait, et qu'il ose pas mal d'audaces de narration, de mise en scène, de propos également, qui le rendent assez unique, à la fois en tant que jeu d'aventure et en tant qu'épisode de la série Atlantis, laquelle aura pourtant en elle-même connu un parcours de vie très hétérogène. Atlantis est une saga dense, qui aura constamment cherché à se renouveler au cours d'une histoire qui s'est étalée de 1997 à 2007. De ses premiers pas glorieux qui semblaient annoncer longévité et prospérité à l'Omni-3D (le moteur de rendu, qui, en gros, simule une vue en trois dimensions par une simple image 2D étirée panoramiquement) à sa retraite, puis sa mort survenues dans l'indifférence générale malgré le dévouement d'une structure indépendante spécialement créée après la fermeture de Cryo (Atlantis Interactive, débauchée par Dreamcatcher), la saga aura connu cinq épisodes tous très variés d'un point de vue artistique et narratif. Et ce pourrait bien être Atlantis III qui se détache le mieux du lot, avec son ambiance très particulière, sa direction artistique cohérente et audacieuse, son casting ambitieux, son scénario très moderne.


On a du mal à en croire ses yeux au début, mais c'est bien Chiara Mastroianni qui file à toute berzingue dans un 4x4 futuriste au beau milieu du désert algérien. L'actrice phare de Christophe Honoré et Claire Denis, avant de devenir hype dans nos salles de cinéma actuelles, prêtait ses traits et sa voix à une héroïne de jeux vidéo. C'est déjà ce mimétisme troublant avec sa version réelle qui frappe. Dans l'histoire du jeu vidéo, on aura connu peu d'exemples de reproduction aussi fidèle : il y a eu Jean Reno pour Onimusha, Lee Byung Hun pour Lost Planet, une poignée d'autres peut-être ; mais modéliser Mastroianni de pied en cap et lui faire doubler son propre personnage dans un jeu vidéo de 2001 résonne aujourd'hui comme une audace visionnaire. L'actrice est bien reproduite, bien animée, secondée par une synchro labiale au top. En outre, son propre rôle (elle incarne une archéologue française en territoire arabe) fait écho non seulement à l'Histoire de façon assez élégante, troublante, mais également à des préoccupations qui resurgiront dans l'actualité quelques années plus tard. On ne tabasse aucun Arabe dans Atlantis III, chose suffisamment exceptionnelle à la fois pour l'époque et pour le média ; au contraire même, le jeu préfère aux poncifs de l'époque une vision cultivée et avant-gardiste du traitement de l'actualité, fidèle à son historique de "développeur culturel". La différence est qu'à l'inverse d'un Egypte ou d'un Aztec parfois lourdement didactique, Atlantis III camoufle son discours informé, presque militant, derrière une narration d'une grande modernité. Le rattachement avec la légende de l'Atlantide qui reste le cœur du sujet n'est pas toujours évident, les développeurs s'étant concentrés sur l'étude et la transcription de l'histoire, des cultures arabe ou moyen-orientale (algérienne, égyptienne, perse). Mais le discours de fond est malin, érudit, invitant le joueur à développer une réelle curiosité pour ces univers.


La qualité de la direction artistique est d'une grande aide pour se plonger dans le récit. De tous les jeux Atlantis, peut-être de tous les jeux Cryo, Atlantis III pourrait être le jeu le plus abouti sur les plans visuels et sonores, déjà parce qu'il possède une sidérante cohérence, et en même temps qu'il ose de belles variations au sein même de cette cohérence sans jamais la démentir. Les développeurs se sont livrés à un véritable exercice d'équilibriste, dépeignant de façon tour à tour réaliste, onirique et fantaisiste un Moyen-Orient étonnamment sensoriel. Les tableaux sont à la fois riches et lisibles, superbement colorisés, osant pour chaque lieu traversé une audace visuelle d'une grande pertinence : à l'atmosphère discrètement parcheminée de la séquence égyptienne succède la rondeur et la chaleur des formes de la Perse, sans que la différence d'inspiration ne choque, car demeure entre ces deux mondes un réel lien, dans la colorimétrie, dans l'architecture, et dans la musique. C'est David Rhodes, compositeur au succès discret mais réel et collaborateur de Peter Gabriel, qui signe la bande originale du jeu. Dans un style fondamentalement différent de la world music entêtante de Stéphane Picq et Pierre Estève, il réalise pour Atlantis III une partition très singulière, évidemment inspirée de l'Orient, mais aussi nimbée d'un mystère, d'une langueur vraiment surprenants. Les musiques s'écoutent aisément hors du jeu et pourront squatter sans honte votre lecteur MP3 tant certaines sont raffinées et inhabituelles, dans leur rendu, dans leur tempo, dans leurs pistes instrumentales audacieusement mêlées, où point toujours un léger grésillement de tourne-disque du meilleur effet.


En termes de mécaniques de jeu, Atlantis III n'invente rien du tout. Il reprend la recette de ses prédécesseurs, focalisant toute son attention sur la maturité de la narration et l'identité artistique des mondes qu'il fait traverser. Les énigmes sont plus faciles que dans Atlantis II, ce qui est une bonne nouvelle car ce dernier était parfois véritablement gonflant. C'est une logique plus accessible qui prévaudra, pas neuneu pour autant, avec pas mal de puzzles, parfois il faudra expérimenter un peu en jouant avec des énigmes aux propriétés symboliques assez puissantes (la rencontre avec le pêcheur égyptien ou les gardes du corps de la princesse persane sont parmi les moments forts du titre). Et bien sûr, puisque c'est un Atlantis, les développeurs vont craquer leur slip à quelques reprises, partant dans une représentation particulièrement cryptique de notions philosophiques ou spirituelles. On retiendra surtout l'errance dans un labyrinthe spatial gouverné par un dauphin liquide (?!), avatar de l'éternité de l'Atlantide ; dans le même genre, une promenade dans un couloir à multiples portes débouchant systématiquement sur une réplique de lui-même. Ce sont aussi ces drôles d'instants légèrement kafkaïens, à la fois trippants et angoissants, qui font l'intérêt d'Atlantis III. Enfin, comment ne pas parler des personnages secondaires ? Ils sont présents, parfois sidérants, s'insérant avec brutalité mais autorité dans un univers archi-travaillé. On conversera avec une momie bavarde, philosophe et blagueuse, porteuse d'un message ancestral d'une surprenante profondeur. On contrôlera, outre l'archéologue, une sorte d'Aladdin amouraché de sa Jasmine (Mastroianni !) lors d'une relecture audacieuse des Contes des Mille et Une Nuits, limite suicidaire mais ébouriffante à condition d'y être réceptif. On y luttera, enfin, contre l'Homme blanc, venu imposer sa suprématie aux nomades algériens protégeant leurs ressources et leur héritage. C'est très dense, franchement érudit, porteur d'un message d'ouverture, d'incitation à la rêverie.


Cryo a consenti d'énormes efforts pour rameuter un public plus large : les décors sont les plus beaux de la série, les cinématiques défoncent tout, le récit est mené tambour battant malgré la multiplicité des lieux et des époques traversés. Le jeu est même sorti sur PS2, où il a fait un bide absolument monumental. Cryo a, pendant presque toute sa vie, été un développeur naturellement porté sur la culture, sur l'enseignement, sur la transmission de valeurs et de savoirs. Il n'avait trop souvent pas compris qu'apprendre n'excluait pas forcément divertir, qu'on pouvait faire réfléchir en apportant un réel point de vue, une identité artistique marquée. Atlantis III, en même temps que la mort de son développeur, a marqué un éveil, d'une certaine manière : c'est le jeu Cryo le plus mûr, évidemment pas extraordinairement fun (ça reste un point'n'click), mais de très loin le plus équilibré sur le fond et la forme. Il faut lui pardonner des faiblesses, plus encore quinze ans après. Mais quinze ans après également, ce serait faire preuve de mauvaise foi que de ne pas admettre qu'Atlantis III, à un niveau scénaristique, artistique, ludique aussi (dans le genre), a émis des propositions formidables, quelque part beaucoup trop audacieuses pour son temps, mais qui aujourd'hui ne dépareraient pas au sein d'une production indépendante de plus en plus politisée, cultivée et techniquement exigeante. Le jeu étant disponible à prix cassé sur GOG.com, et sur mobiles sous le titre Atlantis Redux, il serait criminel de passer à côté.

boulingrin87
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le 30 déc. 2013

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Seb C.

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