BioShock Infinite
7.5
BioShock Infinite

Jeu de Irrational Games et 2K Games (2013PC)

Holyday in Columbia : La réflexion politique de Bioshock: Infinite

« derrière la fête foraine, derrière les masques, une arme, braquée sur la tempe du monde »
Bioshock – de Rapture à Columbia


Dans un souci de préserver l’expérience de jeu et de conserver une approche unie, cet article laisse de côté les éléments développés par la fin de Bioshock : Infinite. Je me concentre ici sur la réflexion politique que propose le parcours du joueur dans la ville de Columbia avant que ne se révèlent les interrogations plus profondes, et d’un ordre différent, que pose la deuxième partie du jeu.


Bioshock : Infinite propose d’incarner Booker Dewitt, un ancien membre de l’agence Pinkerton chargé de s’infiltrer en 1912 dans la ville volante de Columbia et d’en sortir une jeune fille du nom d’Elisabeth. Cette mission permet au joueur d’explorer une société, entre uchronie et dystopie, modelée d’après les États-Unis du début du siècle. La communauté de Columbia, qui a fait sécession avec les États d’Amérique, est soudée par une foi, mêlant patriotisme agressif et messianisme religieux, centrée sur le personnage du père Comstock qui fonda la ville suite à la visitation de l’ange Columbia. Rappelons que ce nom fait référence à la figure allégorique, encore utilisée aujourd’hui par Columbia Pictures, qui représentait les États-Unis avant l’apparition d’Uncle Sam.


La société du divertissement


La ville du père Comstock est structurée comme un parc d’attraction (l’analyse Bioshock – de Rapture à Columbia la rapproche des expositions universelles de l’époque). Reprenons le parcours de Dewitt : il commence par être harnaché au fauteuil d’une capsule projetée dans les airs par un lanceur à l’esthétique vernienne. Le voici alors suspendu quelques temps dans les airs, au-dessus de Columbia. Après être passé par une chapelle (la fameuse séquence du baptême que j’ai déjà évoqué), il arrive à une place donnant sur la rue principale où passe une parade en l’honneur de Comstock. Partout ce sont des flâneurs, des petites boutiques, des kinétoscopes de propagande qui
deviennent des points d’information touristiques pour le joueur, des stands de camelots et de forains … Viennent ensuite des environnements bien définis : le Comstock Center, Monument Island, la Baie du Cuirassé, l’Antre des Héros, … Autrement dit, une arrivée par un Space Mountain, le guichet d’entrée, Main Street et les espaces thématiques. Columbia revendique, en temps qu’univers vidéo-ludique, sa nature de parc d’attraction, entre dépaysement et divertissement.


Cependant, cette gaieté qui contraste tant avec les couloirs sombres et délabrés de Rapture est en permanence minée par un sentiment de malaise. C’est d’abord l’étrangeté du dispositif de lancement dissimulé dans un phare, le baptême imposé qui se transforme en noyade, la foi aveugle et dérangeante des habitants pour leur messie et, rapidement, le racisme viscéral qui se manifeste lorsque, dans l’ambiance festive d’une kermesse, on offre au joueur l’honneur d’entamer la lapidation d’un couple interracial présenté sur scène au milieu d’un décors digne des pires caricatures coloniales. L’amusement proposé par la ville est toujours en décalage avec la réalité perçue par le
joueur.


Les rouages cachés


Dès que l’affrontement est déclenché entre Dewitt et les habitants de Columbia, le jeu nous propose de passer dans l’envers du décors. On découvre les coulisses de la kermesse, les décors de carton et des cages qui ne sont pas destinées aux animaux, mais aussi des enregistrements audio, journaux intimes, réflexions personnelles ou moyens de communication privés qui, suivant le modèle réel des écoutes téléphoniques, des caméras cachées et des propos intimes divulgués au public, donnent accès aux réalités personnelles qui se cachent derrière l’image publique. L’industriel Jeremiah Fink, maître d’oeuvre de la ville, explique à Comstock qu’il lui fournira des prisonniers noirs
pour bâtir Columbia, Lady Comstock évoque la violence et la noirceur de son mari … Le masque comique révèle son envers tragique.


Bioshock : Infinite nous emmène également dans l’usine Fink, le coeur industrieux de Columbia. Les ouvriers y sont amicalement incités à ne pas remettre en cause leur salaire ou leurs conditions de travail sous peine de licenciement et à ne faire leurs achats que dans les magasins du centre industriel où ils peuvent profiter de prix réduits … L’inspiration fordiste est évidente dans ce modèle paternaliste visant à maintenir le statu quo prolétarien tout en ré-insufflant une part des salaires dans l’entreprise. La zone de Shantytown (« bidonville » en français) révèle au joueur les conditions de vie
des rouages humains qui garantissent le fonctionnement de la ville : la misère, la faim, la maladie, la colère grondante … La fumée noire que crachent les cheminées, les braseros qui parsèment les rues, le délabrement généralisé s’inscrivent en contraste direct avec l’insouciance privilégiée des beaux quartiers. La machine à divertissement broie dans ses rouages la population qui l’actionne.


La perpétuation par la violence paranoïaque


Le paradoxe de cette société de l’insouciance est qu’elle ne peut se maintenir qu’à travers la persécution paranoïaque des éléments hétérogènes, qu’ils viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. Le joueur peut ainsi découvrir l’Ordre Fraternel du Corbeau dont la devise est « Audemus Patria Nostra Defendere » (nous devons protéger notre patrie). Attachés à la traque de l’ennemi intérieur, ses membres ont érigé une statue en l’honneur de John Wilkes Booth, le meurtrier d’Abraham Lincoln. Ils constituent une force visant à maintenir la suprématie et l’homogénéité de la classe blanche dirigeante, pourchassant à la fois les minorités noires et asiatiques (on assiste à la mise à mort extrêmement violente d’un prisonnier) et les émancipateurs (Lincoln étant qualifié de traître). En terme de jeu, les membres de cet ordre apparaissent sous trois formes différentes : une part d’entre eux est en civil, semblables à des habitants inoffensifs ; une autre porte des cagoules évoquant le K.K.K, formant une horde qui se jette sur le joueur ; une dernière enfin, les membres d’élite, se caractérise par la capacité à se volatiliser pour réapparaître aux côtés de Dewitt. Ils incarnent ainsi une radicalité cachée derrière chaque citoyen, une force de persécution invisible mais toujours présente.


De même, la violence exercée par le joueur ne se déclenche qu’en réaction à l’hostilité des habitants de Columbia : nous sommes très rapidement confrontés à des affiches et des enregistrements de propagande mettant les citoyens en garde contre le « faux berger », figure antéchristique reconnaissable à la marque A.D. qu’il porte à la main droite. La découverte de ce signe distinctif sur Dewitt donne lieu à une tentative de mise à mort publique et au premier sang versé. Dewitt plonge Columbia dans la violence parce qu’il est immédiatement identifié comme celui qui causera la perte de la ville. Pour dresser un parallèle, le jeu évoque à de nombreuses reprises le massacre de
Wounded Knee où plus de 300 Indiens opposés au mode de vie blanc qui leur était imposé ont été tués par l’armée américaine lorsque, pendant le désarmement du village, un coup de feu retentit. A noter également que les fameux Toniques, des boissons qui donnent au joueur des pouvoirs destructeurs, sont originellement commercialisées dans Columbia pour que les habitants puissent s’armer contre les « diables » qui les menacent. La paranoïa qui pousse les citoyens à se constituer en une milice armée latente provoque la violence qu’elle cherchait justement à éviter. Dans cette société du divertissement, paradoxalement, chaque citoyen est potentiellement un "vigilante".


La révolte de Booker Dewitt


Dans cet univers, le joueur incarne une force de désordre hors de tous les cadres de la société. Avançant vers son objectif personnel, il ne s’engage ni du côté des Fondateurs (la classe dirigeante) ni du côté de la Vox Populi (la révolution des opprimés). Après avoir participé au massacre de Wounded Knee dans l’armée et été briseur de grève pour l’agence Pinkerton, Booker Dewitt est un homme désengagé. Les mécaniques de jeu retranscrivent cet aspect du personnage. On pille les boutiques et les autels pour quelques pièces, on fouille les poubelles à la recherche de nourriture, on « hack » les distributeurs aux marchandises hors de prix pour voler l’argent qu’ils contiennent …
Dewitt est un paria qui doit se frayer un chemin entre les tenants du système oppressif et des révolutionnaires qui ne représentent finalement qu’une forme inversée de persécution.


Bioshock : Infinite réinvestit les mécaniques les plus dynamiques du Shooter pour renforcer ce propos. Contrairement à Rapture, Columbia impose au joueur des confrontations effrénées. Booker s’élance sur un rail aérien, vide un chargeur de mitraillette, bondit sur un adversaire pour l’expulser hors de la ville, avale frénétiquement le pain et l’alcool qui traînent sur une table pour recharger sa jauge de santé et envoie une volée de corbeaux meurtriers sur un groupe d’ennemis avant de décharger son Mauser sur les survivants. Ce rythme particulièrement soutenu de
l’action est introduit dès les premiers affrontements. Cerné par des policiers armés de matraques et seulement équipé d’un crochet industriel, le joueur doit se jeter sur ses adversaires et les attaquer sauvagement pour survivre. Booker avance en balayant tout sur son passage. Pas à pas, sans vision d’ensemble, il se rapproche d’Elisabeth et cherche l’échappatoire, inventant sa route à mesure que les obstacles s’amoncellent. Pure force entropique, il ne se fixe jamais, n’installe aucun ordre, contrairement aux Fondateurs et à la Vox Populi. Il vient rebattre les cartes, sans prévoir les conséquences de ses actes, et réinsérer la multiplicité des possibles dans la ville figée de Columbia.
Cette idée d’ouvrir de nouvelles voies, de se trouver au croisement des possibilités offertes, se développe lorsque le joueur découvre qu’Elisabeth a la capacité d’ouvrir des fenêtres sur d’autres réalités … Mais c’est une autre approche de Bioshock : Infinite.


Columbia propose donc un univers extrême organisé autour d’une réflexion sur les paradoxes qui sont aux fondements des États-Unis : une société qui revendique une unité autour de Dieu et de son mode de vie, un même élan vers la réussite économique et des valeurs partagées, mais qui se fonde sur la ségrégation, celle des non-blancs, celle des ouvriers, celle du monde extérieur. La ville flottante, figure de l’exceptionnalisme américain, est en état de guerre permanent : une guerre contre l’ennemi extérieur, la « Sodome d’en-bas » que Comstock souhaite voir noyée dans un torrent de flammes, et une guerre contre l’ennemi intérieur, les laissés pour compte qui cherchent à atteindre un mode de vie que leur vantent les publicités. Or Columbia est un monde de loisir permanent : célébrations, fêtes foraines, plage, … Le divertissement est à prendre au sens pascalien : le parc d’attraction qu’est devenu la société, animé par la foi patriotique et religieuse (comme l’indique la vénération des Pères Fondateurs), recouvre des mécaniques d’oppression, d’exploitation et d’exclusion. Face à ce
système, la révolution de la Vox Populi n’est, comme son nom l’indique, qu’un tour complet revenant à la situation de départ. Ce sont Booker et Elisabeth, les révoltés sans autre cause que la libération des carcans qui les restreignent, la tour d’Elisabeth et les dettes de Booker, qui permettent d’ouvrir de nouvelles possibilités.

Créée

le 31 oct. 2016

Critique lue 402 fois

1 j'aime

blackjack21

Écrit par

Critique lue 402 fois

1

D'autres avis sur BioShock Infinite

BioShock Infinite
Prodigy
9

Critique de BioShock Infinite par Prodigy

MICRO SPOILERS MAIS SPOILERS QUAND MEME. Ne pas lire si vous n'avez pas fini le jeu. Bon, 24 heures après l'avoir fini, après moult cogitationnements, j'ose le 9. Culotté, le mec. Pourtant, je...

le 9 avr. 2013

91 j'aime

9

BioShock Infinite
facaw
9

Confessions d'un "fanboy"

Non, Votre Honneur au risque de vous décevoir, je ne suis pas un de ces illuminés qui hurlait au prochain "GOTY" ni au messie suite à l'annonce du jeu. Pas même après le visionnage de trailers où...

le 7 avr. 2013

83 j'aime

14

BioShock Infinite
ThoRCX
8

Une porte vers un autre monde

Exit Rapture, nous voilà à Columbia, une ville flottante de 1912 sous un soleil brillant. Ce changement de contexte peut être déroutant à priori pour ceux qui ont connu la ville sous-marine, mais au...

le 31 mars 2013

61 j'aime

7

Du même critique

BioShock Infinite
blackjack21
7

Holyday in Columbia : La réflexion politique de Bioshock: Infinite

« derrière la fête foraine, derrière les masques, une arme, braquée sur la tempe du monde » Bioshock – de Rapture à Columbia Dans un souci de préserver l’expérience de jeu et de conserver une...

le 31 oct. 2016

1 j'aime

300 : La Naissance d'un empire
blackjack21
3

300 : Rise of an (American Wannabe) Empire

Que 300 ait été une vision américaine de Sparte c’est une évidence, mais le film avait le mérite d’être extrême et subversif dans son idéal militariste en conservant une part de la personnalité de...

le 31 oct. 2016

The Witcher 3: Wild Hunt
blackjack21
9

The Witcher III : Wild Hunt, une chevauchée fantastique

Abandonnant le cadavre déchiqueté du paysan derrière lui, le sorceleur suit la piste du monstre au milieu des bois. Les traces le mènent à l’entrée d’une caverne obscure. Il s’empare d’une fiole et...

le 31 oct. 2016