Le Projet Blair Witch a 20 ans, ce qui d'une part de nous rajeunit pas, et d'autre part est rigolo quand on constate qu'aucun film "found footage" n'a réussi à dépasser le maître depuis tout ce temps. Faisant partie de ceux qui brûlent un cierge à la seule évocation du film (l'original bien entendu, pas le reboot et encore moins la suite), je me suis réjoui de l'annonce d'un jeu officiel par la Bloober Team, l'un des studios au nom le plus ridicule, mais aussi et surtout l'un des meilleurs développeurs de jeux d'angoisse actuels. Layers of Fear dans une certaine mesure, puis Observer définitivement, se sont hissés au rang d'ambassadeurs récents du genre, pas seulement parce que celui-ci est moribond (il l'est, clairement) mais aussi, tout simplement, parce que les jeux Bloober fonctionnent sur une direction artistique superbe et des techniques particulièrement maîtrisées pour faire naître l'angoisse. Du reste, si Layers of Fear a posé les bases du style Bloober, Observer les a consolidées de manière spectaculaire et reste le top du raffinement aujourd'hui pour qui veut vivre une "expérience horrifique à la première personne" - je cherche encore une expression pour mieux désigner le style très particulier des développeurs, à mi-chemin entre walking simulator, jeu d'enquête et simulateur de subsconscient abîmé.
Or, malgré toutes ses qualités, Observer avait un petit problème : il avait du gameplay. En général, on a certes tendance à préférer cela, mais chez Bloober, le rythme effréné du train fantôme, l'émerveillement devant l'ingéniosité déployée à chaque seconde par les développeurs pour foutre les jetons, ne s'accorde que mal avec l'ajout de mécaniques qui semblent du coup grossières et superflues. Et malheureusement, pour Blair Witch, les développeurs ont commis un excès de zèle : le jeu regorge de petits morceaux de gameplay éprouvants, mal réglés, rarement agréables à prendre en main. On peut mourir assez régulièrement, ce qui n'a d'autre effet que de frustrer : il faut alors reprendre un checkpoint, refaire un morceau du film, et serrer les fesses pour que, cette fois, ça passe.
L'autre problème du jeu, peut-être plus grave, est l'inadéquation entre les ajouts de gameplay et l'ambiance souhaitée par les développeurs. Le chien symbolise à lui seul cet échec. Il n'est pas intéressant, son usage est prévisible, on s'adresse à lui par le biais d'une roue particulièment désagréable à prendre en main, les trois quarts des ordres possibles sont strictement inutiles (grand prix du pire game design de chien), et son animation très rigide nous rappelle à tout instant que l'on est dans un jeu vidéo, tranchant radicalement avec le photoréalisme des décors naturels. J'ai à vrai dire eu l'impression de me retrouver dans un hybride improbable entre Fable II et un film d'horreur, voilà pour le degré de hors-sujet. Et, bien malheureusement, ce problème ne se limite pas au chien quand on s'intéresse à la licence Blair Witch, ici allègrement malmenée au prétexte évident d'un besoin de prise de liberté par les développeurs. Ce qui aurait été pardonnable... si la Bloober Team n'avait pas été aux commandes du seul jeu de son histoire où la prise de liberté fût, justement, à éviter.
Le Projet Blair Witch, c'est quoi ? La solitude, la forêt, les nuits noires dans la tente, la recherche de compagnons perdus, la montée progressive dans la folie. Ce ne snont pas des câlins à un chien, ce n'est pas du voyage en train de mine, ce n'est pas de la réparation de treuils ni de l'utilisation de cassettes vidéo pour remonter le temps. Difficile de dire quelles décisions viennent de l'éditeur Lionsgate, on peut même supposer que celui-ci a mis la pression sur la Bloober Team pour avoir quelques features bien banales dont les développeurs se seraient volontiers passés, mais quoi qu'il en soit, on ne peut pas dire que Blair Witch respecte le film. Le scénario n'a lui-même aucun rapport en tentant audacieusement de broder un personnage à l'individualité forte, en lui inventant un passé de soldat, des crimes de guerre, une quête d'absolution... qui donnent lieu à des séquences invraisemblables, pas du tout effrayantes et absolument pas raccord avec l'esprit du Projet Blair Witch, et parfois prodigieusement chiantes à jouer. Dans ces moments-là, on a envie de lâcher le jeu et de ne jamais y revenir, tant il marque à la fois un pas en arrière par rapport aux précédentes productions Bloober, mais en plus, tant il ignore son matériau de base, celui qui lui sert de titre et de licence officielle !
Où sont ces cris d'enfants la nuit ? Ces bruits d'éboulis venant d'on ne sait où ? Ces fausses alertes ? Ces doigts trouvés dans des mouchoirs ? Ces amis qui disparaissent les uns après les autres ? Ces randonnées diurnes faussement paisibles ? Certes, on récupère des morceaux disparates de l'ambiance de l'original, jetés ici et là sans grande conviction, un peu hasard, comme pour dire "on l'a fait, laissez-nous tranquilles". Mais on se paie surtout des phases de gameplay improbables à courser un chien désobéissant, envahi par des flashbacks de la guerre en Irak, à éviter des meules de feuilles mortes (?) sur un wagon lancé sur ses rails (??) en ordonnant à notre chien de chercher des trucs (???) pendant qu'on éclaire des monstres de branches pour qu'ils nous laissent tranquilles (????) après avoir lancé une partie de Snake sur notre vieux Nokia (?????). Pas évident de dire que ce la Bloober Team a fumé pour pondre un machin pareil, on comprend même aisément qu'ils ont essayé d'aller au-delà du film lui-même pour piocher dans son époque et ses mythes, mais le dosage est si mauvais que ça ne donne pas envie de prendre la même. Un fan plus hardcore du film pourra évoquer l'expression fatale : "viol de licence", je n'irais pas le contredire.
Mais voilà... c'est la Bloober Team, et ces développeurs pourraient essayer de se foirer volontairement qu'ils n'y arriveraient sans doute pas. C'est donc à la toute fin que la magie finit par opérer, pendant une petite heure. Oh, ce n'est pas grand-chose. J'étais prêt à abandonner le jeu, à la limite de la consternation, après avoir passé les trois quarts de mon temps à bidouiller une roue des pouvoirs foireuse et à ramasser les ordures sans intérêt ramenées par mon chien. Mais, tout de même, les développeurs ne pouvaient pas faire l'impasse sur la scène finale du film original, devenue mythique, où les personnages entraient dans une maison abandonnée au cœur de la forêt avant d'y vivre leurs derniers instants, montrés à l'écran par des images assez simples et pourtant intimement terrifiantes. Joie : cette scène finale, dans le jeu, marque le retour de la Bloober Team à ce qu'elle sait faire de mieux. Pour un (pas si) bref instant, le film retrouve l'inspiration d'Observer et de Layers of Fear, transforme la visite de la maison en dédale, la remplit de scripts raffinés, de changements de décor désorientants, de murmures effrayants et de visions cauchemardesques. Dans le film, cette séquence d'exploration ne dure qu'une minute. Dans le jeu, elle dure presque une heure, comme si les développeurs s'étaient retenus si longtemps de faire exploser leur savoir-faire qu'ils n'ont pu s'empêcher de tout donner dans les derniers mètres. Là encore, l'originalité n'est pas forcément au rendez-vous, et le gimmick de gameplay couplé au décor dans lequel il prend place donne l'impression de jouer à une resucée du niveau de la cabane de Condemned, mais ce n'est pas grave : déjà, ce niveau était bien, et surtout, on joue enfin à Blair Witch.