Tim est parti à la recherche de sa princesse disparue, emmenée par un terrible monstre. Vous pouvez clairement voir qu'il est sûr de lui : regardez donc son sourire confiant alors qu'il entre dans le menu principal !
Vous êtes plutôt confiant, vous aussi. Vous y mettrez le temps qu'il faudra, mais vous finirez bien par finir "Braid" et sauver la princesse. Ce n'est qu'une question d'investissement de temps, n'est-ce pas ? Si vous vous obstinez suffisamment, vous gagnerez. Et si vous séchez vraiment, il y a toujours la solution de facilité, à savoir le walkthrough lu sur Internet. Bref, Tim et vous êtes confiants quand vous arrivez dans le menu de Braid. La musique résonne doucement, les décors chatoient. Souriant, sûr de retrouver sa princesse, Tim franchit la porte du niveau... du niveau 2.
Vous n'avez jamais trouvé ça étrange, vous ? Pourtant, quand on y songe, c'est bizarre : dans un jeu vidéo, quand vous échouez, quand vous mourez, vous revenez en arrière, et vous recommencez. Ou bien encore, une fois que vous avez terminé le jeu, il vous suffit d'un retour au menu principal pour revivre, à peu de choses près, la même aventure que celle que vous venez d'achever. C'est quelque chose de si évident, de si inhérent au jeu vidéo que rares sont ceux qui osent poser une vraie réflexion sur ce que cela implique. Parce que dans la vie, quand vous échouez, il n'y a pas de retour en arrière possible. Et quand vous mourrez, il n'y aura pas de sauvegarde pour vous relancer à un état antérieur...
Pouvoir revenir en arrière dans un jeu, et a fortiori le recommencer, c'est avant tout une histoire de contraintes. Si quand on mourait dans un jeu, cette mort était définitive, l'industrie n'existerait pas. Un achat jeté à la poubelle au bout de cinq minutes de jeu ! Plus de replay, plus de stream, plus d'argent pour les éditeurs, plus de jeu que vous relancez le soir après une dure journée de labeur en sachant déjà à quoi vous attendre; plus de jeu vidéo du tout.
C'est pourquoi Jonathan Blow a quelque chose à nous dire. Il a sans doute, contrairement à beaucoup, senti le danger mortel que représente le "play again" pour un jeu vidéo qui veut raconter une histoire. Une histoire vraie, émouvante et puissante, une histoire réaliste, c'est une histoire à usage unique. En la répétant, vous la videz de sa valeur. Quand vous relancez le jeu alors que vous venez de perdre une vie, vous abdiquez la force de la fiction. Vous acceptez que ce que vous êtes en train de faire trahit la nature même d'une histoire. Vous acceptez qu'il ne s'agit que d'un jeu, et pas de la réalité. En termes de narration, c'est terrible.
Et pourtant, il est impossible de créer un jeu vidéo qui ne se rejoue pas.
Alors, que faire ?...
Braid.
Un jeu sur la maîtrise du temps, que l'on remonte pour justifier son "play again" quand on connaît la mort. Un jeu sur le passé qui dévore le présent, un jeu sur l'éternel retour. Voilà que vous mourez ? Remontez l'échelle du passé, quelques secondes plus tôt, et changez votre destinée. C'est certes le principe même d'une sauvegarde, mais avec une nuance cruciale : au lieu d'exclure la sauvegarde de la fiction (dans un jeu classique, le chargement d'une sauvegarde est "hors-jeu", vous ne jouez pas à ce moment, et il n'est pas inclus dans l'histoire que vous vivez), Jonathan Blow, lui, fait le choix de la fondre dans le déroulement de ce qui vous arrive. Et ça, ça change tout.
En intégrant l'acceptation du replay dans sa trame narrative, Jonathan Blow porte un coup énorme, et je n'ai, pour l'instant, lu aucune critique qui en fasse état. C'est pourtant une révolution. Soudainement, la trame narrative accepte que l'on rejoue ! Elle justifie que l'on revienne en arrière quand on est mécontent de sa performance, que l'on relance une sauvegarde précédente. La fiction prend corps, elle se fond dans le jeu.
Une fois la question de la sauvegarde réglée, il reste cependant un dernier obstacle à lever, le plus lourd. Comment justifier que vous puissiez reprendre le jeu depuis le début ? Une dernière barrière à abattre, et Braid devient le jeu-histoire parfait, celui qui absorbe en son sein les éléments mêlés du jeu et de l'histoire.
... la réponse, murmurée, inconcevable.
"Éternel retour."
A cet instant, tout se termine et commence à la fois. Quand l'on saisit, dans cet extraordinaire twist final, que Tim est condamné à remonter à tout jamais le temps pour corriger son erreur initiale, la dernière pièce du puzzle est mise en place. Tim se crucifie à l'éternel retour, voué à revenir sans cesse sur ses actes dans l'espoir d'obtenir un pardon qu'il n'obtiendra jamais.
Porter le poids de ses fautes. Pour porter ce poids, les revivre, encore, et encore, à tout jamais. Comme une partie de jeu vidéo que l'on relance en boucle. Comme cette partie de jeu vidéo, que l'on relance en boucle. Tim a tout perdu, et si, dans sa quête expiatoire, dans son éternel retour, il semble garder l'espoir de retrouver son amour disparu, nous savons bien, nous ce qu'il en est.
Je t'imagine, petit bonhomme, brisé par le chagrin, à la fin de la partie. La princesse t'échappe, et tu as l'impression de l'avoir manquée de peu. Alors qui pourrait te reprocher de te dire "Quelle importance ? Je remonte dans le temps, et j'y arriverai."
Ce que tu ne sais pas, c'est que c'est la dix millième fois que tu remontes le temps, et la dix millième fois que tu échoues. A chaque voyage tu oublies. Mais nous, qui sommes dans un plan supérieur au tien, nous te voyons, pitoyable, répéter les mêmes actions, encore et encore, et nous savons que jamais tu ne retrouveras la princesse. Qu'importe.
Tim, pauvre fou, n'utilise pas ce pouvoir, cette terrible malédiction ! Jamais tu ne pourras corriger ton erreur ! Jamais tu ne pourras retenir la princesse !
Trop tard.
Il est revenu au tout début. Les niveaux semblent l'attendre. Pour lui, c'est la première fois qu'il les parcourt. Il a déjà oublié.
Et, souriant, sûr de retrouver sa princesse, il franchit la porte du monde 2.