En préambule, écrivons-le noir sur blanc :
Call of Cthulhu est, comme sa bande annonce le revendiquait de façon explicite, un "walking simulator" (simulateur de marche, pour les intimes et les non-anglophones). Incluant des éléments de RPG, certes, et quelques fulgurances action-infiltration, réduites à leur plus basique (mais fonctionnelle) expression. Mais un Walking Simulator avant toutes choses, de la même façon que ce n'est pas parce qu'on colle Super Mario dans un RPG que celui-ci devient un jeu de plateformes.
Partant de là, au risque d'enfoncer des portes (dimensionnelles) ouvertes, il est nécessaire de l'aborder comme tel.
Ben oui.
Je sais bien qu'il est question de perdre la raison, ici, mais ça tombe sous le sens.
Attendre de Call of Cthulhu qu'il soit un Red Dead Redemption en milieu cultiste, déjà, c'est se condamner à la déception et à lui coller une sale note dans la foulée, sans que celle-ci soit légitime en rien. Ce ne sera pas non plus Skyrim ou the Witcher, tant qu'on y est et non, on ne pourra pas voler la voiture de Charles Dexter Ward et braquer la banque Miskatonic pour s'acheter des talismans occultes.
Non.
En sa qualité d'expérience narrative revendiquée, Call of Cthulhu propose... une expérience narrative. Revendiquée. Suivez, un peu.
Je ne vois pas comment on pourrait faire plus cohérent, en termes de démarche créative.
Alors de deux choses l'une, soit vous connaissez et aimez le genre (décrié, à tort) du walking simulator, auquel cas vous reconnaîtrez que si Call of Cthulhu n'est pas le meilleur de sa catégorie (ni le plus Lovecraftien - big up à Ethan Carter), il est également loin d'être le pire en la matière, sauf si vous êtes de ceux pour qui la liberté, c'est ouvrir dix mille tiroirs vides d'affilée (auquel cas achetez Layers of Fear, vous allez adorer, ou bien vous vous rendrez vite compte que la "liberté" en question n'est pas forcément une bonne chose, que ce soit sur le plan du rythme, de l'immersion ou de la narration) ou de ceux qui ne s'inquiètent ni de la cohérence d'un récit, ni de celle de sa construction (auquel cas achetez Gone Home, vous reconstituerez toute l'histoire de votre famille sur trois générations en mettant à sac la maison entière, grâce à des documents sans lien avec l'intrigue-prétexte que vous trouverez dans des endroits complètement incongrus).
Soit, à l'opposé, vous ne connaissez pas les walking simulators, auquel cas ce sera peut-être pour vous une belle découverte, un voyage inoubliable à la lisière du réel et jusqu'au seuil de la folie (quelques mécaniques de jeu accessoires venant se greffer sur ce squelette narratif pour lui ajouter un brin d'interactivité supplémentaire, sans trop en faire non plus), ou bien vous prendrez une sacrée douche froide quand vous chercherez le bouton "sortir le bazooka et flinguer à tout va". Mais c'est aussi comme ça qu'on apprend.
Dans un cas comme dans l'autre, critiquer cette déclaration d'amour sincère et généreuse (fidèle, aussi, quoi qu'on en dise - le scénariste connaît ses gammes) comme s'il s'agissait d'un open-world AAA à plusieurs millions, alors qu'il s'agit d'une production petit budget - et au-delà, critiquer un walking simulator, à vocation narrative, comme s'il s'agissait d'un jeu "classique", à vocation ludique -, ce serait comme reprocher à une pièce de théâtre d'être un très mauvais roman "parce qu'il y a trop de dialogues et pas assez de descriptions". Bien sûr qu'on peut, parce que c'est vrai : une pièce de théâtre n'est pas un bon roman. Précisément parce que ce n'est pas un roman du tout. Or savoir critiquer une oeuvre, c'est d'abord, avant de la tailler en pièces ou de la porter aux nues, savoir l'aborder pour ce qu'elle est, et non pour ce qu'on aurait voulu qu'elle soit. Sans quoi on plaque sur elle la mauvaise grille de lecture et on passe à côté. C'est le jeu, ma pauvre Lucette.
Alors oui, c'est vrai, les modèles 3D des personnages sont très laids, c'est indiscutable, la faute à un budget minimaliste.
Et oui, SI ON LEUR POSE DEUX FOIS LA MEME QUESTION, les personnages nous répondent deux fois la même chose. Ou trois, ou quatre, selon votre insistance. D'accord. Mais enfin, déjà, ce n'est pas le seul jeu au monde dans lequel ça arrive et surtout, au-delà, quel est l'intérêt de leur poser deux fois la même question, au juste ? En procédant ainsi, on casse l'immersion avant même la fameuse réponse en boucle, parce que je suis désolé mais dans la vraie vie, généralement, une fois qu'on a posé une question, passé nos huit ans, on ne remet pas le couvert jusqu'à ce que notre interlocuteur nous en colle une ou nous fasse interner d'office.
Quant au déroulement de cette aventure-bien-malgré-elle, il est forcément linéaire, walking simulator oblige, c'est une des lois du genre, mais il l'est beaucoup moins qu'on ne pourrait le supposer de prime abord. Car bien qu'on ne s'en rende pas forcément compte ingame, il existe des embranchements, des alternatives, des biais, des chemins de traverse. Pas autant que dans un Telltale, certes, et intégrés de façon tellement naturelle qu'on ne les perçoit pas, ou à peine. Mais ils sont là et ils fonctionnent, comme dans une vraie partie de JDR sur table (exemple sans trop de spoil : au début du jeu, il faut s'infiltrer dans un entrepôt, et j'y ai réussi en passant par un souterrain auquel j'ai accédé grâce à une manivelle - que j'ai vu casser, à ma grande surprise, dans le walkthrough d'un autre joueur, l'obligeant à trouver une autre solution pour accéder à l'entrepôt en question - or lors de ma partie, je me pensais vraiment sur rails, je n'imaginais pas qu'il puisse exister une alternative à ma façon de résoudre le problème, et ça, je suis désolé mais c'est brillant : une liberté qui ne se présente pas comme telle. C'est une peu autre chose que d'ouvrir dix mille tiroirs vides d'affilée, mais ça n'engage que moi).
A côté de cela, les environnements sont superbes, vraiment (au moins dans leurs compositions, qu'on se plait à détailler avec attention tant ils racontent leur lots d'histoires muettes), l'univers de Lovecraft (ou au moins : du jeu de rôle dont ce jeu est l'adaptation) est respecté avec application (à quelques références trop appuyées près, mais rien de dramatique), la peur est délaissée au profit de l'angoisse (et ça, quoi qu'on en dise, c'était vraiment l'écueil sur lequel il ne fallait pas trébucher), le rythme est posé, maîtrisé, implacable dans son crescendo progressif et nuancé. A une époque où les jeux se sont faits le miroir des blockbusters hollywoodiens, tout entiers portés sur la surenchère-spectacle, histoire de dispenser le spectateur de penser ou de ressentir, plus occupés à le distraire comme à la parade qu'à lui proposer une réelle substance, ce pied de nez à rebrousse-plume paie pour son audace, ses notes en témoignent, mais paie aussi par son absence de concession à un business-model tendance hyperactif. Or quel plaisir, quel soulagement pour le joueur (et il y en a !) qui regrette la joyeuse époque où l'on pouvait proposer des oeuvres fortes sans coller quarante deux zombies mutants au centimètre carré.
Dans Call of Cthulhu, les abominations cosmiques sont rares et les coups de frayeurs aussi. L'ambiance poisseuse, elle, colle à la peau des personnages. La lumière verdâtre dégueule sur des nappes de brume grise et menaçantes. La nuit, parfois, se déchire. Se confrontera-t-on à celui qui dort dans les Profondeurs ? Pas sûr - et rien que pour cela, déjà, cette adaptation mérite son pouce vers le haut, fut-il logé au bout d'un tentacule.
Lovecraft, ce n'est pas de la flipette au rabais.
Lovecraft, c'est craindre ce qui se dissimule, PEUT-ÊTRE, dans les ténèbres.
Un jeu qui comprend ce principe (tout simple, et pourtant bien trop souvent piétiné), ne peut définitivement pas être un mauvais jeu.
En ce qui me concerne, j'ai adoré de bout en bout - et j'aurais plaisir à le relancer plus tard pour un second run.
Je n'en ai pas fini avec les mystères de Darkwood, et je ne suis heureusement pas le seul.
Il plane sur ces ténèbres comme un arrière-goût de reviens-y - et je n'en connais pas de meilleures.