Plusieurs volets à ce texte. La critique proprement dite, précédée d'une modeste historicisation, occupe la dernière partie du travail qu'ouvre une série de considérations plus générales à mettre en rapport avec ce qui suit. Pas de préméditation derrière ce plan un chouia complexe, rien que le traitement d'une forme ludique si riche et achevée qu'elle a justifié quelques mesures inhabituelles.
Plan :
- PARTIE I (sur le propos et les mécaniques)
1) Règle ou mécanique ? (différenciation entre supports matériel et numérique)
2) Mécanique apathique (que l'agencement de mécaniques fait système)
3) Voudriez-vous me jouer ? (le propos ludique)
- PARTIE II (Dark Souls et son héritage)
1) Le labyrinthe à travers les âges (sur le dungeon crawler)
2) Nous n'avons pas les mêmes valeurs (sur la difficulté, avec la valeur ludique)
3) Responsable mais pas coupable ! À moins que... (sur le roleplay, avec l'engagement)
4) Simulateur de RPG (sur le réalisme, avec le système de combat)
I/ Les machines rêvent-elles d'organismes ludiques ?
Ceux à qui il arrive de subir mon assommant verbiage (courage !) savent comme j'aime rendre apparents les motifs ensablés, dégager les lignes, retracer toute évolution pertinente du point de vue d'une histoire des formes vidéoludique qui ne s'offre pas toujours d'elle-même. Entre autres mérites de l'exercice, parvenir à cerner avec un peu plus d'assurance le propos ludique d'un jeu ou d'une famille de jeu par-delà les mécaniques souvent seules considérées.
Travaillons d'abord à définir les notions engagées d'ores et déjà, tâche qui nous occupera le temps d'une dizaine de paragraphes. Une peine que ceux à qui les élucubrations théoriciennes d'un universitaire manqué donnent des boutons peuvent toutefois s'épargner.
1/ Règle ou mécanique ?
À l'occasion d'un débat récent, je me référais à une mécanique notable de Bioshock : la récolte d'Adam auprès des Petites Sœurs. L'ami StandingFierce n'a pas manqué de me reprendre arguant qu'il s'agirait là d'une règle et non d'une mécanique au sens où, par exemple, la jauge de Fury de Street Fighter IV peut l'être. Je réponds : ici la distinction règle/mécanique ne tient pas. À la rigueur parle-t-on d'une seule et même chose considérée soit positivement (la mécanique), soit négativement (la règle) [note 1], l'une dénomination s'appliquant surtout au jeu vidéo et l'autre plus volontiers aux sports et aux jeux de société.
La règle d'un jeu énumère une série de contraintes auxquelles seront tenus de se soumettre les joueurs (sauf à tricher), un rôle qu'elle exerce même en creux lorsqu'elle passe pour positive : de définir un mouvement autorisé pour mon cavalier sert surtout à limiter son potentiel, à le restreindre afin de "canaliser ludiquement" le système des échecs ; autorisez-moi à bouger ma pièce à ma guise et le jeu cesse immédiatement d'en être un.
Or en faisant référence à la "règle" d'un jeu numérique, les ludologues pensent "programme" avant de penser "but du jeu", notion plus vague et difficile à manier sous-entendue alors par StandingFierce. Le propre du jeu vidéo est en effet d'appliquer son corpus de règles par le fait d'un programme informatique qui, hors cas particuliers, est supposé inviolable... là où la bonne marche d'une partie IRL dépend essentiellement du consentement du ou des joueur(s) à agir d'après la loi factice empruntée pour l'occasion, souvent une règle du jeu transmise oralement.
Le jeu sous sa forme numérique n'impose donc plus au joueur d'apprendre et mémoriser cette règle : il baigne dedans a priori, à lui de tâtonner pour en cerner les contours précis. Quel repère lui reste-t-il alors pour différencier son expérience en passant d'un logiciel à un autre ? Réponse : la mécanique de jeu. Une abstraction comme une autre.
Un jeu vidéo, média extensif tenant d'une réalité propre, est plus propice qu'un jeu de société à exprimer quelque chose comme une "mécanique" objective, élément spécial que je me contenterai de définir comme principe de jeu transversal. Transversal puisque récurrent et systématique, plutôt que ponctuel et empirique. Ainsi la récolte d'Adam, processus répété et invariable, est effectivement moins une règle – qui règlerait quoi ? – qu'une mécanique. Autre exemple : parce qu'il n'a lieu qu'à l'occasion d'épisodes particuliers, l'inénarrable duel d'insultes cher à Monkey Island ne constitue pas une mécanique, tandis que le dialogue à choix multiples dont il dépend peut lui prétendre à la dénomination. Cette approche très générale de la notion suffira pour orienter le cours de cet article.
2/ Mécanique apathique
Une mécanique de jeu est en soi une chose inerte, vide de sens. Un simple rouage pour persévérer avec la métaphore de la machine. Prenez le tir, mécanique hégémonique et primordiale occupant les programmeurs depuis les frémissements du jeu vidéo d'action. À quoi s'apparenterait un jeu où l'on ne ferait que tirer ? Pas à un jeu, pour commencer, mais à rien qui ne fasse bien sens... Il aura fallu lui adjoindre un second principe élémentaire, le déplacement, pour voir naître une grammaire ludo-numérique primitive : c'est Spacewar! en 1962, et c'est le shoot'em up. [note 2]
Un jeu vidéo est donc une machinerie complexe qui voit s'imbriquer les mécaniques les unes dans les autres pour former ce qu'il convient de nommer le game system.
(Un cas de figure simple et emblématique, Pac-Man.)
Cette machinerie doit fonctionner, ce qui suppose d'abord que les rouages ne travaillent pas les uns contre les autres [note 3]. Ce qui suppose aussi de la huiler consciencieusement pour prévenir toute aspérité dans le roulement, autrement dit s'assurer que le maniement et l'ergonomie répondent au minimum de confort attendu. Ce qui suppose enfin, et c'est à quoi je veux en venir, qu'elle soit placée au service d'une instance spéciale conférant à elle seule son identité et son originalité à l’œuvre : le propos ludique.
3/ Voulez-vous me jouer ?
Le propos est détenu en premier lieu par le ou les concepteurs du jeu, producteur(s) et autres membres-clé de l'équipe de développement. Intention diffuse ou vision assurée, il habite l'ensemble des étapes de la production et détermine jusqu'au moindre élément incorporé au projet pour les productions les plus abouties et cohérentes. Dark Souls est de cette espèce d'ouvrages conçus maladivement dans une optique cristalline : émouvoir par le jeu. [note 4]
Par lui-même un game system n'est rien, ou si peu. Un dispositif viable peut-être mais inepte. La machine a beau s'actionner magnifiquement, elle ne saurait être sa propre fin, demeure un outil assigné à une tâche qui la dépasse. Seul le propos rend compte alors de la pertinence d'une association de principes de jeu qu'il maintient ensemble comme organiquement. Prolongeons d'ailleurs la métaphore dualiste : si un jeu est un organisme vivant, les mécaniques sont ses os et ses articulations, le système de jeu son corps dressé sur lui-même et le propos ce principe vital qui le fait se mouvoir, rien moins que son âme. L'âme intangible ne s'exprime que par le corps, elle en est tributaire mais ne s'y réduit pas et lui confère sa raison d'être. Un rapport analogue existe entre mécaniques et propos.
La mécanique est bien souvent ce à quoi les commentateurs se bornent lorsqu'ils considèrent intellectuellement le jeu, qu'ils tentent de rendre compte de l'expérience vécue et de l'évaluer. Non que le propos leur échappe intimement et intuitivement, mais de décrire les parties corporelles s'avère toujours un exercice plus aisé que d'exprimer le tout animé. « Tel jeu excelle, on peut y faire ceci ou cela », « tel autre propose un solide système à même de satisfaire les amateurs du genre »... Ces propositions, certes caricaturales, échouent à saisir la dynamique de fond qui remporte l'adhésion du joueur et le tient en haleine plusieurs heures durant, à retranscrire la personnalité d'une œuvre dont seule nous est fournie une description physiologique agrémentée de jugements de valeur creux.
L'innovation mécanique n'est presque jamais gagnante à elle seule. Qui se souvient d'Operation WinBack (1999), premier TPS à intégrer les mécaniques de couverture et de visée laser intronisées respectivement avec Gears of War et Resident Evil 4 bien des années plus tard ? Quelqu'un pour plaider la cause de Jump Bug (1981), semblant de platformer ayant eu la primeur du scrolling horizontal à une époque marquée par le phénomène Donkey Kong ? Les pionniers sont ceux dont plus personne ne se souvient ou que l'on considère rétrospectivement comme précurseurs à défaut d'avoir été instigateurs. De même les excentriques forts d'un principe ludique insolite s'imposent rarement sur la durée, jamais tout au moins en s'en remettant à cet unique principe, si renversant qu'il puisse sembler de prime abord (prenons le cas de Bulletstorm avec ses "skillshots").
Les tenants d'un propos, eux, passent à la postérité. La nouveauté brute d'une mécanique n'a guère de valeur si l'on cherche à marquer les esprits et son temps, son association originale avec d'autres en vertu d'une inspiration authentique constitue en revanche la clé du problème. Ni Super Metroid, ni The Legend of Zelda, ni Street Fighter II n'invente la roue ; l'application inouïe qui en est faite explique seule leur statut iconique de parangons culturels rayonnant jusqu'à nos jours. C'est aussi une manière de marquer la différence de nature entre l'acte d'invention et celui de création, l'un strictement technique et utilitaire, l'autre intrinsèquement mû par une énergie plus viscérale. Dark Souls est un jeu d'auteur parce qu'il n'envisage ses procédés techniques qu'en vue de donner corps à une idée qui reste sa fin quoiqu'il en soit.
II/ Dark Souls
1/ Le labyrinthe à travers les âges
Évolution et histoire des formes, c'était mon amorce. D'un lignage sûr, Dark Souls laisse à ce propos peu de place à l'interprétation. Traçabilité garantie en sept temps :
1981, Wizardry engendre un type de jeu amené à prospérer tout au long des années 80 avant de gentiment péricliter (ou se marginaliser), le dungeon crawler, alors joué case par case à la mode subjective. [note 5]
1987, Dungeon Master renouvelle les codes de cette branche du PMT (porte-monstre-trésor) par l'instauration du temps réel doublée d'une appréhension directe de l'environnement via la souris.
1992, Ultima Underworld jette un nouveau pavé avec l'apport de la 3D, bouleversant la manière d'envisager la topologie d'un niveau taillé à présent dans un volume tridimensionnel et observable depuis un point de vue ajustable. Adieu case rigide et groupe de personnages, un héros solitaire s'insinuera désormais dans un environnement matériellement crédible.
1994, King's Field exporte au Japon le modèle d'Origin décrit ci-dessus sans constituer pour autant une avancée notable pour le genre. Nul autre que From Software se charge de l'exercice avec un relatif brio. [note 6]
En 1998 et 2003 respectivement, Shadow Tower et sa suite Abyss permettent au même développeur de consolider ses ambitions sans encore s'affranchir des préceptes du patriarche Underworld. Anecdotique, la série pose quand-même plusieurs jalons importants pour les futurs Souls dont la noirceur de ton et d'univers ainsi que diverses mécaniques : endurance, poids et durabilité de l'arsenal, attribution d'objets à chaque main, valeur d'un coup en taille/estoc/écrasement, etc.
2009 et 2011, les Souls.
Depuis l'antique couloir wireframe de Wizadry jusqu'au monde semi-ouvert de Lordran, le contrat du dungeon crawler subjectif n'aura jamais été rompu. [note 7] Je tente maintenant de le ramasser en une phrase : occasionner un sentiment d'appartenance à un monde hostile que le joueur appréhende directement via un certain type de roleplay.
Ici commence à se faire jour quelque chose comme un propos.
Précisons que l'émergence du sentiment décrit à l'instant n'est pas la prérogative du roguelike, souche distincte du jeu vidéo de rôle orienté donjon qui par son recours effronté à la caractérisation symbolique (forme ASCII revendiquée, attachement au tour par tour dont Dungeon Master s'est défait à la première occasion) aurait tendance bien plutôt à distancier le joueur du monde virtuel. Là où la forme ludique cristallisée par Rogue s'adresse en priorité à la raison et à l'imagination, Wizardry mettait en chantier bien à son insu un registre voué à stimuler les sens et l'identification. Symbolisme et naturalisme en lice pour l'autorité sur l'odyssée interactive.
Aussi, toute évolution technique aura été mise à profit par l'engeance wizardienne pour servir la même aspiration, tandis qu'un roguelike autrement conservateur n'a jamais eu que faire – du moins jusqu'à très récemment – de l'ouverture du média et de son envol technologique ; par où s'illustre encore la prépondérance radicale du propos sur la mécanique. Si les apports de Dungeon Master en termes de sound design et d'interface (souris, interactivité objets/décors, système de runes), ceux d'Ultima en matière de level design (3D) sont assez peu remarquables en soi, ils concourent éminemment à l’émergence d'une forme de jeu de rôle où se substitue progressivement au signe abstrait supposé stimuler l'imaginaire – le JdR papier, Rogue – une prise directe avec le monde dépeint.
Appartenance à un monde, prise directe, roleplay. Dark Souls endosse cet héritage et le porte à son achèvement suprême. Si bien que de simple jeu de rôle il devient comme simulateur de jeu de rôle, replaçant le joueur au centre non sans le désigner pleinement responsable de son cheminement. L'audace de ce geste ne réside pas tant dans l'invention de mécaniques (il y en a) que dans l'affranchissement vis-à-vis de tous les modèles de production d'un jeu vidéo contemporain dans l'optique de perpétuer une tradition ludique en danger (comme d'autres) de se voir diluer dans la mélasse aseptisée d'une industrie consensuelle (comme d'autres). Ainsi le titre de From Software [note 8] fait figure d'exception, d'objet curieux de son temps, subversif par sa seule existence autant que par la fascination qu'il exerce sur le public... Entrons dans le détail.
2/ Nous n'avons pas les mêmes valeurs...
Faire du dungeon crawler c'est d'abord consentir à se lancer dans une épopée laborieuse à coup sûr. L'ère pré-Dungeon Master est un grand cimetière jonché de tombeaux pixelisés dont le terrible Wizardry IV présente peut-être le caveau le plus imposant. Un équilibre finit par être atteint avec le Might and Magic de Jon Van Caneghem mais pas au prix de la rudesse caractéristique d'un genre intrinsèquement périlleux, essentielle pour s'assurer à tout instant l'attention fébrile du joueur qu'une répétition de processus toujours identiques risquerait autrement de dégoûter. Des mécaniques de survie ont cours depuis longtemps à travers ces aventures jamais départies d'un danger dû aussi bien aux fréquentes rencontres qu'à l'environnement piégeux (déjà de rigueur dans le premier Wizardry). Rien que n'aient renié depuis lors les incarnations contemporaines de la simulation de rasage de labyrinthes, telles Vagrant Story, Final Fantasy XII et Etrian Odyssey tous réputés difficiles. La série Souls quant à elle s'y prend avec autrement de culot : elle réhabilite la valeur à une époque où celle-ci n'en a plus beaucoup.
Frôlant déjà la surcharge conceptuelle, j'en finirai avec l'introduction de notions épineuses en posant la valeur ludique comme servant à désigner tout « élément d'intérêt » reconnu par le joueur dans l'exercice du jeu. Le point d'appui par lequel l'intelligence appréhende son objet en vue de permettre l'action. Prenant en considération la position d'une pièce de mon adversaire au jeu de dames, j'en discerne la valeur stratégique relative au contexte de la partie. Reconnaissant l'utilité d'une clé dans une circonstance d'emprisonnement où je me trouve, je lui attribue spontanément sa valeur d'aventure. Percevant les premières étapes d'animation d'un coup porté par l'adversaire, j'y décèle la valeur d'action à même de me permettre de réagir à temps pour me sauver. La valeur, donnée pertinente prise dans un contexte ludique, s'apparente à la particule élémentaire d'une séquence de jeu dont elle serait l'unique biais de progression.
L'état actuel du marché du jeu vidéo voit la valeur ludique affaiblie. La richesse foisonnante d'un fleuron de l'industrie comme Assassin's Creed, aux mécaniques nombreuses, dissimule mal une indigence ludique concomitante de la dissolution d'un principe fondamental pour toute forme ludique organisée : une règle n'est pas là par hasard. Prétendre s'y soustraire revient en principe à amoindrir ses chances de victoire ; c'est là l'économie d'un game design élégant. Principe non vérifié par le hit d'Ubi puisque, aux commandes d'Ezio, on m'autorise par exemple à négliger copieusement le relief de mon environnement, pensé dans l'optique du spectacle, ludiquement gratuit et indistinct, surmonté sans effort par l'automatisme d'une pression maintenue... Si la map vénitienne d'ACII est pléthorique eu égard à la règle du jeu au sens des ludologues (le code informatique), elle n'est pas moins souffreteuse au point de vue ludique puisque rien n'y fait vraiment sens à l'aune d'un propos qui transcenderait le détail pour mieux le justifier. Ça n'est pas qu'Assassin's Creed accuse un défaut de difficulté, c'est qu'il demeure ambigu, tiraillé entre ses vocations de support audiovisuel et vidéoludique. Un complexe finalement résolu dans la débauche quantitative. [note 9]
Dark Souls, riche, mais intelligemment riche, donne un contre-pied radical à ce modèle dominant. Sans compromission, le programme me contraint à considérer avec scrupule chacune des valeurs du grand agencement qu'il construit sous mes yeux, tout manquement se réglant le plus souvent comptant. Un adversaire quel qu'il soit est ici à prendre au sérieux : il existe dans la matrice non pour abreuver le joueur d'un micro-événement cathartique à même de le tenir éveillé jusqu'au prochain morceau de bravoure, mais bien pour le tester à la hauteur de son habileté, ici et maintenant.
En fait, que le moindre élément satisfasse à l'impératif de cohérence au point de vue global, c'est à dire relativement au propos ludique défendu, permet de rendre compte d'une difficulté d'ores et déjà légendaire. Le raisonnement sous-jacent est le suivant : Dark Souls comporte de nombreux éléments en termes de contenu et de système, or aucun n'y figure par hasard puisque chacun revêt un sens conféré par le propos, par conséquent tous ces éléments doivent être pris en considération en vue d'une application efficace. Le corollaire de ce syllogisme est qu'il est nécessaire de finement comprendre le jeu de Miyazaki pour espérer y survivre sans heurt – chose que la grande majorité des joueurs interprète comme de la difficulté, pas toujours à raison... C'est que le décalage par rapport au premier jeu vidéo mainstream venu, bien loin d'exiger du joueur une réelle prise en compte de ses innombrables paramètres (c'est l'exemple d'Assassin's Creed vu tout à l'heure), amène aisément à cette interprétation.
La reconnaissance progressive des valeurs dans le cours d'une session donne lieu à cette dynamique de jeu communément nommée exploration, toujours au premier plan de l'expérience offerte par un dungeon crawler digne de l'appellation. Miyazaki, visionnaire, sait bien qu'un "simple" retour des valeurs à leur maximum – synonyme surtout d'un jeu perçu comme rigoriste – ne pourra suffire à justifier le statut d'innovateur voulu pour son œuvre, aussi le renouvellement de la dynamique d'exploration est permise par l'implémentation de mécaniques originales adressées au joueur bien dans son temps. À celles usuelles ayant partie liée à l'exploration (caméra manuelle [note 10], collecte d'objets, interactions diverses, etc.) s'ajoutent donc la « perte avec sursis », ainsi qu'une forme d'« éclairage collaboratif » à travers la disposition de messages au sein des niveaux, l'une des fonctionnalités réseau imaginées pour l'occasion. Ces mesures sont prises avec l'idée de réconcilier l'aventurier numérique, peu enclin en 2010 à embrasser une forme par trop surannée de die & retry, avec la notion de "plénitude dans le dépassement de soi", essentielle dans l'explication du plaisir ludique entre autres choses. [note 11]
La première des deux mécaniques énoncées est davantage qu'un moyen terme ménagé entre itération échec/réussite à l'ancienne et indulgence molle des modèles contemporains. La mort, d'une manière générale, est pleinement comprise et intégrée dans le game system de Souls. Le plus souvent vécue comme sursis jusqu'à la récupération de biens immatériels (à l'utilité bien réelle) permise par le recouvrement de son sang, elle a parfois valeur de passage obligé (le prologue de Demon's Souls, un certain boss dans sa suite, l'émancipation de la forme de dragon...), d'épreuve initiatique (les nombreux pièges, Patches) ou plus pragmatiquement de changement de statut intéressé – la forme de carcasse héritée du trépas ne présentant pas que des inconvénients. Ne dépendent de la mort d'une quelconque manière ni l'acquisition d'objets, ni l'interaction matérielle avec le monde (mécanismes, issues, terrain). Ainsi mourir est intempestif mais pas pénalisant de prime abord, et jamais rédhibitoire puisqu'une chance est systématiquement accordée au héros d'apprendre de son faux pas et de le rectifier, sans perte le cas échéant. En bref, mourir dans Dark Souls est quelque chose de normal.
La seconde mécanique, cet échange informatif entre joueurs par le biais de notes lapidaires disposées ça et là, m'irrite à titre personnel pour des motifs triviaux sans pour autant contrarier la logique d'ensemble.
3/ Responsable mais pas coupable ! À moins que...
En prémisse de l'ambitieux projet, Miyazaki présuppose un sujet intelligent et libre de ses actes. Si le joueur ne l'est pas, ou plus probablement s'il ne daigne pas endosser le rôle au bénéfice d'un passe-temps aussi frivole que le jeu vidéo, Dark Souls aura tôt fait d'avoir sa peau en ce sens qu'il engage son hôte entièrement et au mépris parfois d'une pédagogie digne de ce nom.
Lâché dans un monde inconnu, il va s'agir de tâtonner dans un premier temps à la découverte de quelques grands principes ayant trait au système ou à l'architecture singulière dont se dote le jeu. [note 12] Dark Souls, riche par ses mécaniques autant que par son contenu, est un jeu taciturne dont le fonctionnement entier reste longtemps hermétique. Le principe de l'Estus, le sens de l'Humanité, le détail de la fiche de personnage ne sont par exemple expliqués ni dans le manuel, ni dans le tutoriel, tous deux laconiques. [note 13] Au joueur de prendre la mesure des nombreux aspects du jeu, poussé il est vrai à s'allier aux communautés d'internautes dans cette tâche inhabituellement conséquente.
Dans l'optique essentielle de replacer le joueur en face d'une arborescence de choix significatifs en termes ludiques et narratifs, Miyazaki s'y prend avec un brio que les concepteurs, scénaristes et narratologues de tous poils refoulent d'ordinaire par de grands gestes frénétiques. Là où le commun du "triple A" haute définition recoure à une intrigue boursouflée pleine de robots apitoyés par leur misère de pixels pour espérer tendre entre eux et l'individu derrière le pad un quelconque lien, Souls ôte les artifices au profit d'une sobriété de ton désarmante par son contraste même à la nature cynique, joviale ou désespérée des âmes éparses échouées à Lordran. Les personnages parlent peu, ne bougent pas, mais en viennent tous à importer individuellement dans le cours des choses et dans la considération du joueur. Traduits et doublés en anglais avec une justesse qui m'évoque le soin accordé aux productions de Yasumi Matsuno depuis Vagrant Story, ils ont eu pour la plupart a passer sous ma lame dans la partie dont je peine encore à émerger, événement dont le contrecoup émotionnel insoupçonné m'aura permis de jauger d'un attachement réel, plus profond que prévu...
Égarée de longue date pour peu qu'elle ait jamais eu cours, la valeur du PNJ est donc elle aussi restaurée. Aucune morale extradiégétique ne vient porter de jugements sur les actions entreprises par le Chosen Undead bien que les membres de diverses confréries puissent s'en offusquer jusqu'à prendre les armes. De même, la démarche d'invasion belliqueuse du monde d'un autre héros (en ligne) n'est stigmatisée ni en bien ni en mal, mais les conséquences, outre la mort et l'humiliation en cas d'échec, peuvent inclure l'inscription au "registre des coupables" qu'une caste de rédempteurs s'évertue à pourchasser. Aussi, il faut assumer le geste de s'accaparer la partie d'un autre le temps d'une échauffourée stressante et intrusive. La chose est là, laissée à la discrétion de chacun libre d'en faire usage ou non. Endosser au contraire le rôle d'une force adjuvante (via la coop) n'est certes pas valorisé outre mesure d'un point de vue utilitaire mais la satisfaction probe du champion peut, en soi, constituer un trophée plus raffiné. [note 14] Enserré dans le jeu, je me tiens responsable de moi-même et du sort réservé à autrui, où autrui importe moins que la charge morale qu'il représente.
Rien, donc, ne m'obligeait à me livrer à ces exécutions, c'est un choix dont je concevais l'intérêt matériel sans en mesurer encore la portée affective. Un choix qu'il m'a fallu assumer. Absolument déterminant pour l'expérience dans sa totalité, la sauvegarde automatique constante prive le joueur de la commodité d'expérimenter gratuitement, infraction courante à l'ordre du jeu. Ici, au royaume de l'irréversible, agir à la légère n'est bientôt plus de la partie... Autour de ce constat se fait jour la volonté des développeurs de plonger le joueur dans un entrelacement de dilemmes allant du microscopique au draconien. En témoignent, outre les mécaniques déjà vues liées à la mort et au jeu en ligne, celle de la ressource unique. Exception faite du minerai propre à la forge, deux ressources ont en fait cours dans le jeu, l'humanité "liquide" (récupérable aussi sous forme la forme "solide" d'un objet consommable) et surtout les âmes, monnaie indispensable à toute transaction marchande, points d'expérience à investir dans la spécialité de son choix, moyen d'amélioration de l'arsenal dont la précieuse Flamme de pyromancien. Exit pièces d'or, points de compétences, ressources dévolues à tel ou tel aspect du renforcement de l'avatar, les dépenses passeront presque toutes désormais par un même point central.
Du fait de cet ensemble de mécaniques garantes de son propos – de l'unification des fonds à l'allégeance faite à une faction –, Dark Souls forme un joueur engagé et responsable qu'il l'ait d'abord voulu ou non. On ne parle pas d'alignements symboliques nichés aux deux extrêmes de Mani ou planqués à mi-chemin entre eux, ni même de parti-pris narratifs mollement adoptés en vue d'influer peut-être sur le cours d'un récit fragile et bringuebalant. On parle d'actes installés dans le présent d'une situation problématique, et dont la résolution n'a pas valeur de mise à l'épreuve du jeu qui passe entre ses mains mais bien de celle de sa propre autonomie en qualité d'être humain, vivant et raisonnant, autrement dit résistant à l'épreuve d'être au monde. En termes proprement ludiques, signalons maintenant la force d'un roleplay poussé plus loin que jamais sans doute dans le domaine du donjon virtuel et au-delà.
4/ Simulateur de RPG
« Engendrer chez le joueur un sentiment d'appartenance à un monde hostile qu'il appréhende directement via un certain type de roleplay. »
Il me semble avoir dégagé les principaux efforts entrepris par l'équipe de Miyazaki afin de satisfaire, jusqu'à un point inégalé, aux exigences auquel se soumet son jeu par son hérédité dans le premier et le dernier des trois domaines invoqués en préambule. Quid de l'implication du joueur dans un environnement sensible, tactile, captivant, prérogative du dungeon crawler honorée par les apports successifs de Dungeon Master, Ultima Underworld ou même Vagrant Story ?
Si l'acharnement de la série à édifier un univers dark fantasy à la noirceur troublante reste à ce titre insuffisant, si l'intrication d'un level design figurant au pinacle des meilleurs accomplissements du jeu vidéo ne fait pas mieux, si les criantes qualités artistiques et musicales échouent encore à convaincre, alors je me tourne vers le caractère à mon sens le plus édifiant quant à la résolution du jeu à privilégier l'immersion : son système de combat, par quoi Demon's Souls prenait véritablement au dépourvu le rôliste chevronné.
De ne pas avoir joué à Dark Messiah of Might and Magic (héritier direct d'Underworld), vanté pour le dynamisme de son battle system, est la seule chose qui me retient d'aller tonitruer le mérite du premier Souls d'avoir à lui seul régénéré la dynamique du combat dans le jeu vidéo de rôle. Il m'est pourtant difficile de ne pas lui rendre tout ça et plus. J'ai en mémoire les premiers extraits de gameplay diffusés début 2009 par l'éditeur, où cinq minutes de vidéo m'avaient suffit pour voir exaucer l'aspiration fervente à incarner un guerrier médiéval de chair et de sang, massif, terrestre et vulnérable. Rompu aux demi-dieux à la nippone, coutumier des pantins en carton-pâte du CRPG, je voyais là prendre vie une joute où les plus élémentaires principes physiques étaient enfin observés, le tout sur fond de fantasy cafardeuse : le simulateur d'épopée médiévale-fantastique que je n'avais même jamais osé imaginer était né.
En aucun cas le système de combat présenté ne passe pour révolutionnaire en soi. Son duel "locké" issu d'Ocarina of Time aura connu nombre d'occurrences tandis que le principe de coup porté en taille ou en estoc – doublé notamment d'une garde, d'un contre, d'un hitstun et d'un sidestep en quête d'ouverture – évoquera peut-être Soul Calibur au connaisseur. Personne ne joue à Demon's Souls en se figurant mettre en branle un appareil de combat original ; l'important est de garder présent à l'esprit le projet qu'on l'a voué à servir et qui, effectivement, lui octroie un sens nouveau. Propos singulier contre mécanique éculée : pas de raison d'en démordre à ce stade !
Pourquoi donc avoir opté pour la troisième personne à l'époque où la vue subjective, plus commode et moins coûteuse, a le vent en poupe et continue d'être prônée par la presque totalité de son ascendance ? Certainement pour jeter les bases d'un battle system mettant le joueur aux prises avec une multitude d'interactions tactiquement et physiquement engageantes. La prise de distance par rapport à l'action, insuffisante pour nuire au degré d'implication, permet la richesse d'une matrice de combat qu'un jeu first-person aurait eu le plus grand mal à assumer en l'état : en somme un dégagement qui pose les événements et améliore la visibilité.
Jamais un coup, qu'il soit porté ou reçu, n'est à négliger ici. D'une manière générale et conformément à l'idée qu'il existe une cohésion forte entre les caractères externes du jeu et son dessein fondamental, l'aspect d'un adversaire comme sa taille donnent une idée remarquablement fiable de sa dangerosité. Même si l'accroissement inéluctable des états du personnage tend à atténuer le rapport de force d'abord très inégal, les corpulences relatives conservent longtemps leur fonction indicative. Autre donnée visuelle à considérer en toute circonstance : le terrain, son escarpement (pour prévenir les glissades inopinées), ses précipices (les chutes) et ses parois (les entrechocs en brandissant une arme).
Tout ça irait probablement de soi dans un autre contexte, mais pas dans celui où les murs invisibles ne surprennent plus et où la complexité apparente d'un décor s'avère souvent purement cosmétique. Le très couillu Tombeau des géants, lieu plongé dans une pénombre totale offrant pour seul repère les yeux luisants de squelettes gigantesques armés de cimeterres à leur mesure, constitue à ce propos un cas symptomatique de l'intention de l'auteur de réinsérer le joueur dans un rapport direct à un univers concret à la dangerosité polymorphe. Les ennemis fantomatiques de la périlleuse Nouvelle Londo, d'abord impalpables et insensibles aux coups, l'usage émergent d'un arc en guise de balise de marquage pour délimiter les contours d'une plate-forme invisible, le recours à un anneau perdu pour échapper à la réduction drastique de la mobilité en terrain inondé me serviront encore d'exemples pour illustrer l'incroyable richesse du rapport qui s'établit entre soi et le monde physique simulé tout au long d'un périple véritablement en prise avec la philosophie du courant immersive sim initié par Looking Glass dans les années 90, axée sur les systèmes, l'émergence et l'immersion. On comptera aussi avec l’appréciation des distances, la gestion de l'endurance, la balistique des projectiles, l'agilité du héros associée au poids de son équipement et plus généralement la liaison directe et sensible faite entre les statistiques chiffrées du personnage et les propriétés physiques réelles de ses actions en cours de jeu.
Mon ambition n'est pas avec ces descriptions de phénomènes somme toute banals d'informer de bon cœur quelque joueur en cours de pèlerinage – ni d'en dissuader un qui contemplerait le sacerdoce ! – mais plutôt d'appuyer sur cette propension unique du jeu à allier au fantastique de sa toile de fond un réalisme législatif qui en démultiplie la portée ludique. À présent que la voix du maître de jeu résonne loin derrière nous, que la symbolique et l'aléatoire institués dans de plus anciennes formes de jeu de rôle n'ont pratiquement plus cours, que le rembourrage fictionnel médiatisé jadis par l'écrit ou la parole s'est dissipé lui aussi, nous voilà embarqués à l'échelle un pour un dans le cœur éprouvant d'une aventure pudique de son contenu pourtant débordant. C'est bien une expérience de cette nature que j'ai pressentie face à cette vidéo d'il y a six ans, qui fit instantanément l'objet de ma fascination avant de devenir celui de mon admiration, et me pousse aujourd'hui à prendre la plume pour l'honorer si je le peux.
Vereor Nox
Dark Souls occupe parmi mes jeux fétiches une place un peu particulière. La complexité structurelle du game system tentaculaire le distingue philosophiquement de l’œuvre de Fumito Ueda, dont le design par soustraction synonyme d'épure mécanique (outre l'esthétique) fait toute la grandeur. Sa démarche diffère plus encore de celle, proche du tabula rasa conceptuel, prônée par de véritables singularités ludiques telles Braid ou Journey puisque lui s'inscrit – sans s'y complaire – dans une tradition bien déterminée. Enfin, tenant d'un impératif moral tout entier dicté par l'idée d'un individu doué d'un libre arbitre et d'une sensibilité propres, il infirme par le fait même de son existence la démonstration du "joueur-marionnette" faite successivement par Metal Gear Solid 2 et BioShock dont il se trouve être spirituellement l'antipode. [note 15]
Je ne crois pas utile de réfuter à ce stade l'interprétation qui, à la lumière de ces rapprochements arbitraires, voudrait qu'on ait affaire à quelque œuvre traditionaliste, embrouillée et moralisatrice. Pas plus que la quadripartition fictive de cette critique ne devrait occulter son argument cardinal : Dark Souls, à la fois objectivement complexe et d'une cohérence à l'épreuve des balles, le doit à la force de son propos, jamais pris en défaut ou noyé sous l'édifice.
Le tour imparfait que je pouvais faire de l'un des trois ou quatre jeux importants de sa génération s'achève ici. Réinventer son objet sans invention fait figure de prouesse qu'une rare supernova créative est seule capable d'accomplir. Pour en avoir été l'adepte en même temps que l'observateur je me réjouis que ses effets aient été si considérables auprès du public !
(version PDF : https://www.fichier-pdf.fr/2019/01/19/the-real-dungeon-simulator---le-fond-du-jeu/the-real-dungeon-simulator---le-fond-du-jeu.pdf )
Notes
*1 - Ici négatif est synonyme de privatif, puisqu'une règle pose une restriction particulière de liberté là où une loi vise le cas général.
*2 - Je simplifie à des fins didactiques. Spacewar! se trouve être un jeu excessivement complexe pour son temps comprenant bien plus que deux mécaniques : déplacement en deux temps (orientation, accélération), physique poussée (inertie, attraction gravitationnelle) et gestion de ressources (tirs et carburant). Space Invaders, de 16 ans son cadet et infiniment basique en comparaison, présente pour le shmup un modèle plus canonique.
*3 - Le cas est assez rare parce que grossier. Exemple : doter le personnage d'un platformer de la capacité à voler librement. Qu'un élément de système joue contre le propos ludique est en revanche plus courant et non moins malencontreux : Mirror's Edge frelate quelque peu sa riche substance (celle d'un fast-paced cinematic platformer fondé sur l'accroissement de l'énergie cinétique) en s'embarrassant d'un principe d'exploration (collectibles) qui occasionne une dissonance ludique poussant à ignorer la mécanique incriminée.
*4 - L'étymologie du mot "émotion" véhicule l'idée d'un "mouvement interne stimulé de l'extérieur". Sans émotion, il n'y a rien, et certainement pas de plaisir ludique – ici "mouvement interne" tandis qu'un support matériel (le jeu) fait office de stimulation extérieure.
*5 - Une marque primordiale de dungeon crawl du type subjectif existe dès 1979 en la personne d'Akalabeth : World of Doom, prototype par le futur Lord British de sa grande saga Ultima.
*6 - Le public japonais s'est vite montré réceptif au trip donjonesque élaboré par Wizardry, similairement au roguelike mais contrairement à toute autre forme de jeu vidéo occidental, ou presque. Alors qu'Etrian Odyssey rend un hommage littéral à cette fondation éculée du dungeon-RPG, Demon's Souls – aux antipodes du JRPG – amène le genre à sa modernité.
*7 - Confirmation si nécessaire : Dark Souls relève du DRPG "subjectif". La perspective adoptée n'est pas en cause ici, l'ambition d'engager personnellement le joueur au premier chef, si.
*8 - Par où j'entends Demon's Souls, auquel l'essentiel des mérites rapportés dans l'article revient de plein droit. Que son successeur pousse toute chose à son degré maximal lui vaut souvent les honneurs, à juste titre, mais le chef-d’œuvre originel vaut bien mieux que le statut rétrospectif de brouillon.
*9 - Un mal perçu qui n'en est pas un. Je repense à ce débat houleux autour de Bioshock. Sans cesse plus nombreuses sont les œuvres dites interactives qui n'affichent pas d'intention ludique bien déterminée – ou plutôt leurs ambitions excèdent le continent du jeu au point souvent de le perdre de vue. Ken Levine a souvent dit ou fait comprendre que le fait que ses productions s'incarnent en FPS n'avait pas dépendu d'une aspiration profonde mais plutôt d'une sorte d'"accident de parcours". Que le médium qui fasse exister Half-Life et Bioshock soit le même ne permet pas de les juger à l'aune d'un même arsenal axiologique, pour la simple raison qu'on n'a pas affaire à deux objets de même nature. Là où le premier s'inscrit pleinement dans l'ordre du jeu, le second s'évertue à fabriquer un certain sens extra-ludique, mobilisant des moyens informatiques identiques appliqués à une finalité différente (ce qui ne revient pas à dire qu'un quelconque autre média aurait fait son affaire). Le manuel d'utilisation d'un aspirateur recoure à la même structure technique et matérielle que Les Fleurs du mal : à qui viendrait l'idée de critiquer le manuel pour ne pas satisfaire à l’alexandrin ? Il semble au fond très naturel, étant donné les avancées technologiques dont il a bénéficié, que le jeu vidéo se soit imposé comme solution de premier ordre pour des propositions interactives de toutes sortes.
*10 - Tout joueur sait bien qu'une perspective est bien autre chose et bien plus qu'un simple mode de présentation de l'action. Sa nature "subjective" impose à Souls, émancipé justement du traditionnel point de vue subjectif, l'adoption d'une caméra embarquée manœuvrable, inaliénable du protagoniste mais instrumentale dans l'appréhension souple d'un espace complexe. Ce système, où le protagoniste tient lieu de référent d'une sphère de vision à la surface extérieure de laquelle glisse la caméra centrée sur lui, trouve son origine conceptuelle dans Super Mario 64 puis tâtonne quelques années avant la généralisation du modèle (popularisé sans doute par Halo) du double stick assignant indépendamment le contrôle du déplacement et celui du point de vue. Au-delà du perfectionnement ergonomique il s'agit là d'une vraie mécanique de jeu, solidaire de sa parente l'exploration. Un peu à l'image du mouvement constant mais insensible de la pupille d'un œil, le recours au stick droit devient réflexe et naturel ; la survie dans Dark Souls en dépend considérablement.
*11 - Une interprétation simple du principe auquel je me réfère ici.
*12 - Lordran est un monde semi-ouvert à distance égale d'un Zelda et d'un Metroid, bien qu'il ne serve pas tout à fait les mêmes intérêts.
*13 - Découvrir et assimiler les règles d'un jeu par la pratique plutôt que la théorie est la définition exacte du gameplay donnée par Sébastien Genvo dans son ouvrage Le jeu à son ère numérique (2009). C'est aussi précisément le propos de la première sous-partie de cet article.
*14 - Le système de communication non verbal mis en place, efficace par la simplicité d'une gestuelle évocatrice que le jeu vient enrichir à l'occasion, prépare d'une certaine manière la venue de Journey, plus dénué encore à cet égard et d'une teneur ludique évidemment incomparable.
*15 - Voilà deux œuvres qui, avec une pureté et un brio peut-être inégaux, amènent le joueur par un tour de force vertigineux à repenser sa condition existentielle au sein du programme. Progressivement mené à la prise de conscience de soi comme entité manipulée, encadrée, insérée dans un contexte déterminé et déterminant où on lui fait bien faire ce qu'on veut, il comprend qu'il n'est pas l'agent de ses actes.