On est en 2010, la plus grosse année du jeu vidéo en terme de sorties. On n'a rien vu de tel depuis 2001: Red Dead Redemption, Bayonetta, Alan Wake, Yakuza 3, Splinter Cell: Conviction, Demon's Souls, Fallout: New Vegas, Silent Hill: Shattered Memories (j'en passe pas mal)...au milieu de cette orgie de titres dont certains vont rester parmi les plus grands de leur genre sort un vilain petit canard, à une somme modique. Pour trente euros qu'on aurait pu mettre dans la moitié de l'un des triples A de la fin d'année, on se retrouve avec une arlésienne qui porte les stigmates de six ans de développement. Pourtant, des années plus tard, Deadly Premonition reste des jeux les plus marquants de cette formidable 2010...


La face visible de l'iceberg:


Même au moment de sa sortie, Deadly Premonition impressionne d'abord par son retard technique tout bonnement aberrant. L'année de God of War 3, Heavy Rain et Mafia II, on a affaire à une production qui aurait été, dans le meilleur des cas, médiocre visuellement sur PlayStation 2 ou Dreamcast. Avec son aliasing qui étouffe l'image, ses modélisations sommaires des décors, ses animations pour le moins rachitiques et ses effets pyrotechniques assez lamentables, on sent que Deadly Premonition ne devait pas naître sur cette génération. Le moteur au rabais est à ce point à genou que malgré l'absence d'effet visuel impressionnant d'une quelconque manière, le jeu peut afficher un framerate parfois souffreteux - une bagatelle en comparaison de sa version Director's Cut ceci dit, simplement navrante sur ce point. La physique est étrange, avec ces voitures sans poids et ces collisions qui sont plus absentes qu'irréalistes (on est stoppé net pour pas grand chose). Et comme si le visuel ne suffisait pas à repousser le chaland, Deadly Premonition ne donne pas non plus une première impression forte en terme de son. La librairie utilisée semble souvent courte, les bruitages assez simplistes qu'il s'agisse des armes ou des véhicules. Et surtout, le jeu parait utiliser ad nauseam les trois mêmes morceaux de sa bande originale pourtant étendue. Quant aux doubleurs, on les croirait parfois sortis d'un jeu d'horreur des années 1990; sans aller jusqu'à la maestria d'un Barry Burton sur Resident Evil, certaines répliques sont délivrées avec un amateurisme certain. Et cette incompétence technique s'étend malheureusement à la prise en main et à l'interface.


Cette première se définit plus ou moins par trois gameplay: la marche, la conduite et le tir. Dans l'idée on a la possibilité de traverser Greenvale (la ville de rase campagne où se déroule le jeu) à pied ou dans des véhicules plus ou moins puissants. Dans les faits, on ne marche jamais tant la course du personnage n'est pas adaptée à de grandes distances; et pratiquement toutes les voitures sont des veaux et souffrent d'un angle de braquage débilement court, la voiture de fonction avec laquelle on démarre le jeu étant le pire exemple. Les séquences de tirs tiennent quant à elle du Resident Evil 4 sous prozac. Dans les contrôles purs, c'est la même chose; on dirige son personnage comme un tank en le tournant puis en le faisant aller tout droit sans possibilité de pas de côté (dans la version originale du moins, puisque cela a été changé dans la Director's Cut); et on s'arrête pour tirer à l'épaule. Sauf que dans les fait, les armes n'ont aucun punch et le mélange entre une visée peu fiable et des ennemis qui se dandinent un peu autour du curseur donne une impression étrange d'imprécision quand bien même le jeu n'est jamais vraiment dur. Cela est dû aussi au fait que les ennemis sont dans l'ensemble très lents et peu agressifs. La meilleure stratégie sera globalement de courir en esquivant le maximum les combats puisque ceux ci ne sont que rarement nécessaire pour terminer une section de tir.


La chose à noter, c'est aussi que ces prises en mains représentent deux parties du jeu presque imperméables l'une à l'autre. Le tir est cantonné à des missions à l'ambiance survival/horror localisées à des endroits précis qui forment des niveaux à compléter. Alors que la balade à pied et la conduite servent dans le monde ouvert que l'on parcourt librement en dehors de ces niveaux. Au global, on a rapidement l'impression que les séquences de tirs ont été rajoutées pour des raisons marketing (c'était le genre montant durant le développement du jeu) et qu'elles ne cohabitent que maladroitement avec le reste du jeu à la structure plus proche d'un point&clic en monde ouvert...un point&clic en monde ouvert, oui!


L'arbre qui cache la forêt:


Si je vais revenir sur ses qualités atmosphériques in-quantifiables propres au titre et qu'il tire sans doute d'Hidetaka Suehiro, son génial réalisateur, je tiens ici à rétablir un peu le statut de Deadly Premonition sur le plan vidéoludique. Non, Deadly Premonition n'est pas un jeu lamentable de bout en bout qui n'est sauvé que par son ambiance. Derrière l'amateurisme et/ou le manque de moyens à la réalisation technique et des mécaniques de jeu, tout ce qui saute aux yeux quand on lance le titre, il y a un excellent jeu d'enquête comme peu ont été tentés.


Le monde ouvert de Deadly Premonition ne le met pas dans la catégorie des bac-à-sable. Il n'est là que pour vendre la ville de Greenvale comme décor aux multiples histoires, tantôt sordides, tantôt drôles, tantôt touchantes. Parce qu'avant même de parler de la proximité esthétique et spirituelle du jeu avec la série de David Lynch, le premier rapprochement à faire entre Deadly Premonition et Twin Peaks est là: structurellement parlant le jeu de Swery est une transposition de la série. Le jeu suit une trame principale mais offre très régulièrement au joueur la possibilité d'aller voir ailleurs, de visiter les commerces et habitations et d'en apprendre plus sur les habitant de la ville qui cachent tous un petit quelque chose. Et on retrouve ici la densité de Twin Peaks, les ramifications entre personnages qui se connaissent tous de près ou de loin.


Dispensables pour finir le jeu, ces histoires annexes sont en réalité l'une des forces du jeu. Elles obligent à apprendre qui habite où, à interroger le maximum d'habitants, à choisir ses horaires de visite pour avoir la chance de parler aux bonnes personnes, et parfois de garder le fil d'une histoire pendant plusieurs heures tandis que l'on progresse dans la trame principale. Bref, elles forcent le joueur à être un enquêteur et à envisage la ville comme un lieu de vie et non juste un terrain de jeu. En ce sens, Deadly Premonition tient presque plus de Shenmue que de n'importe quel autre monde ouvert. Simplement, il donne à ses PNJs un intérêt scénaristique supplémentaire qui n'est pas "juste" de la construction du monde.


Ce parallèle avec Shenmue prend d'autant plus de sens quand on réalise les détails inclus dans le jeu pour lui donner cette sensation de quotidien si propre aux derniers jeux de Yu Suzuki; la barbe qui pousse avec le temps et que l'on peut raser, la voiture dont le réservoir se vide et doit être rempli, le costume qui doit être changé régulièrement sous peine de sentir le bouc et d'attirer les mouches...un ensemble de détails de jeu qui implique le joueur dans le rôle de Francis York Morgan au quotidien.


Et tout cela transparaît lorsqu'on se donne la peine (peine réelle, hein) de se plonger dans le jeu et de dépasser sa misérable apparence et sa prise en main peu confortable. Seulement pour cela, il faut donner le temps au jeu de montrer son visage...il faut lui donner six heures.


La sixième heure:


Six heures, c'est le temps qu'il faudra en moyenne pour atteindre un passage scénaristique particulier : le meeting à la mairie de Greenvale. Lors de ce meeting, le jeu propose au joueur de traiter tout ce qu'il a vu et entendu jusque là. Ce meeting, c'est aussi le moment de bien montrer au joueur la galerie de personnages à laquelle il a affaire. En bref, ce meeting, c'est l'occasion pour le jeu de montrer où sont ses qualités les plus évidentes.


Et on revient alors à ce qui semblerait le plus problématique si le jeu ne s'en contrefoutait pas : la proximité à Twin Peaks. À ce stade de similitude, il est compliqué de ne pas faire le rapprochement. L'agent du FBI et son inaptitude à capter les signaux sociaux, le ton qui en résulte entre drame et doux comique, une ville dont chaque habitant cache un secret ou une liaison, des meurtres de jeunes femmes, l'utilisation très régulière du rouge pour symboliser d'un côté la passion et de l'autre l'espace personnel, et l'utilisation du fantastique pour la trame principale. Certes, tout cela décrit beaucoup d'autres œuvres télévisuelles comme littéraire. Mais les liens esthétiques comme scénaristiques sont si ténus qu'on serait en droit de crier au plagiat – notons la présence d'un personnage très très ressemblant à Naomi Watts, l'une des actrices fétiches de Lynch d'ailleurs. Seulement, comme dans le cas d'un Metal Gear Solid dont les influences cinématographique sont indéniables, le bébé de Swery65 parvient à rapidement s'extraire de son œuvre modèle pour devenir son propre objet.


Malgré ses pointes d'humour distillées régulièrement au travers de Dale Cooper, Twin Peaks garde un ton relativement sérieux, ton qui sert avant tout l'atmosphère et le bizarre qui entourent la série. Deadly Premonition est dans une autre sphère ; il traite d'un univers semblable, mais le fait...à la japonaise ? Pour citer encore Metal Gear Solid, il appartient à cette gamme de jeux japonais où la juxtaposition des tons le rend difficile à catégoriser ou à décrire sans qu'il ne paraisse stupide. Tentez d'expliquer à un novice que le message pacifiste de MGS parvient à passer entre une infiltration (littéralement) en carton et un combat entre un cow-boy russe et un ninja en armure cybernétique et vous aurez, en gros, compris là où se situe le problème et le génie de Deadly Premonition. Le jeu se définit par cette dichotomie : sa maladresse de gameplay et de réalisation renforce certes le caractère comique du jeu, caractère qui existe déjà sans ça, et lui ajoute une patine ''nanardesque''. Mais au fond, Deadly Premonition est un jeu sincère pour lequel son scénariste a sérieusement pris le temps nécessaire au développement des personnages et des situations scénaristique.


Ceci permet au jeu d'avoir en permanence des personnages définit par un ou deux traits physiques et/ou de caractère, donc d'avoir des personnalités simples d'apparence, mais de ne jamais sembler superficiels pour autant. Le gardien de la décharge, par exemple, est un homme solitaire et bourru qui parle à tout le monde comme s'il était encore dans l'armée ; au début de sa quête cela n'est qu'un ressort comique et de jeu pour forcer le joueur à chercher des objets dans la décharge pour réparer la voiture du héros (qui est la récompense finale de cette quête). Sauf que chaque partie de la quête donne au personnage l'occasion de raconter un bout d'histoire se déroulant au Vietnam où il était stationné en 1964. Ces bouts d'histoires amènent vers une conclusion plutôt poignante qui donne de l'épaisseur à ce personnage. Comme Swery65 a eu le bon goût de traiter chaque habitant de Greenvale de cette manière là, il peut ainsi se permettre à peu près tout et n'importe quoi en terme d'extravagance comique comme dramatique. Et dieu sait qu'il n'a pas hésité. Deadly Premonition est une montagne russe émotionnelle. Le ton principal restera globalement comique, mais certaines scènes peuvent se montrer très poignantes ou incroyablement classes, tout comme certains passages du jeu peuvent être angoissants, dérangeants sur le plan scénaristique, comme sonore, comme visuel.


"Just call me "York"!"


Je pense que cela est aussi à attribuer à la qualité du personnage principal qui est, discutablement, le point le plus fort du jeu. Francis York Morgan est l'un de mes personnages préférés toutes fictions confondues. Ce qu'il apporte au jeu, c'est avant tout un sérieux permanent vis à vis de l'enquête, mais en décalage avec la réalité. Pour le dire le plus simplement possible, c'est Fox Mulder si ce dernier n'avait pas conscience que l'on se moque de lui et de ses théories. York prend chaque chose qui lui arrive sans se départir de son sang froid et de son esprit d'analyse et sans tenir compte du caractère surréaliste de la chose. Cela le place systématiquement dans des conversations où on le prend pour un idiot ou un fou. Mais cela lui donne aussi l'avantage de ne jamais rien laisser de côté quand il analyse une preuve et donc de progresser avec le joueur dans l'enquête sans faussement jouer le carthésien.


C'est aussi par son biais que Swery fait passer des pilules énormes comme un combat de boss que ne renierait pas un shonen ou encore la course-poursuite la plus lente de l'Histoire du jeu vidéo. York, lui, ramène cela à l'enquête. Ce n'est pas un combat de boss, c'est une arrestation. Ce n'est pas la filature la plus frustrante que vous ayez jamais faite dans une GTA-like, c'est l'occasion de suivre un suspect sur le lieu de son prochain forfait. Au lieu d'avoir un personnage normal surpris par la diégèse et qui amène le joueur dans son univers loufoque et lui sert d'avatar (comme on fait traditionnellement), Deadly Premonition a un personnage qui normalise son univers pour amener le joueur à l'accepter comme simple déroulement de sa diégèse. Comme York est le seul personnage de Deadly Premonition a se comporter vraiment de la sorte, les autres personnages remplissent le rôle de catalyseur des questionnements sur la diégèse du jeu. En somme, d'un côté on joue celui qui prend tout comme normal, de l'autre on est accompagné par des personnages qui réagissent comme on s'attend à ce qu'un être humain normal réagisse dans une situation pareille. Le meilleur des deux mondes.


Enfin, York a la particularité de parler au joueur en permanence...tout du moins, il parle à Zach. Mais le joueur est amené à penser qu'il est Zach dès le début du jeu. Encore une fois, ce qui serait une douce schizophrénie seulement d'apparence n'importe où ailleurs, sert ici à faire dialoguer le joueur et York, ainsi qu'à nous rapprocher de ce personnage. On aurait sinon plus tendance à se retrouver dans les personnages qui l'entourent. Certes, le plus souvent, York monologuera : en voiture, on ne se lassera pas de l'écouter nous parler de Spielberg ou d'Attack Of The Killer Tomatoes. Mais régulièrement, il posera des questions liées à l'enquête, amenant le joueur à se questionner sur certains points sans jamais trop répondre à la question à sa place. Si ce n'est pas encore idéal pour l'aspect jeu de l'enquête – quand on nous donne l'occasion de répondre à ses questions, on ne peut pas se planter – le jeu utilise York notamment pour nous faire anticiper les retournements de situation ou nous mener à suspecter quelqu'un en particulier. Et à ce titre, le jeu est très bien ficelé, et maintient un rythme de révélation régulier, par le biais de York notamment pour aboutir à une fin tour à tour répugnante, incroyablement triste et au final empreinte d'énormément de poésie et de beauté.


Deadly Premonition prend beaucoup. De patience notamment. Mais il rend au centuple. Toute la maladresse et les affres d'un développement longs et laborieux ne l'empêchent pas de contenir parmi les moments les plus marquants que l'on jouera et verra dans un jeu vidéo. Et d'un côté, on se dit presque que s'il avait été mieux fait, il ne serait pas aussi génial. Parce que malgré son aspect technique anachronique et ses aberrations de gameplay, Deadly Premonition a des qualités autant lié à sincérité avec laquelle il a été fait, qu'aux qualités de game designer d'Hidetaka Suehiro, son créateur. La base du jeu d'enquête en monde ouvert, avec ses pointes de simulation empruntée à Shenmue, est solide et mène à une forte immersion dans le quotidien de l'enquêteur. Les quêtes annexes sont contextualisées avec goût et apportent toutes un extra au scénario global et à la description de la ville. La photographie, la musique et le design des personnages sont forts en personnalité. Et surtout, le jeu est écrit avec beaucoup de soin et d'amour envers ses personnages, ce qui lui permet d'aller assez loin dans le drame comme dans la comédie sans jamais qu'il ne semble forcer d'un côté ou de l'autre. Tout cela en fait donc un jeu d'exception qui nécessite clairement de passer outre un nombre effarant de problèmes de jeu, dont certains semblent vraiment tenir de l'amateurisme. Donnez-lui six heures...si vous êtes encore là après, le jeu en vaudra la chandelle.

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le 15 janv. 2011

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seblecaribou

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