D’abord il y eut l’obscurité. Puis une voix, profonde, rugueuse et folle, suivie d’une autre plus nasillarde mais tout aussi démente. Ce sont celles de votre cerveau reptilien et de votre système limbique. Elles vous parlent éventuellement de singes méchants sur un caillou perdu dans l’univers. Enfin, vous vous réveillez en sous-vêtements dans une chambre d’hôtel dévastée, avec la gueule de bois du siècle et aucun souvenir de ce qui vous est arrivé. En fait vous ne vous rappelez même pas de votre identité. Bienvenue à Disco Elysium.
Auparavant il a bien fallu choisir votre personnalité. Un système de 24 compétences divisé en quatre grandes familles (intellect, psyché, vigueur et motricité) constitue le cœur de la mécanique du jeu. Parmi celles-ci, on découvre par exemple la projection analytique qui permet de reconstituer des événements à partir de l’observation d’un lieu, ou bien le frisson qui vous fait communiquer intuitivement avec la ville. A chaque fois un lancer de dé sera effectué, dont les probabilités de succès dépendront de vos capacités, que vous faites évoluer avec l’expérience, ainsi que parfois de décisions antérieures. Pour débuter on vous propose trois profils : philosophe, sensible ou physique. Il est aussi possible de distribuer vos points de façon personnalisée. C’est sur cette dernière option que j’ai misé en faisant l’impasse sur les attributs physiques. Pour le meilleur et pour le pire, car les jets de dés réussis proposent alors des directions complètement opposées.
Bien vite, malgré votre esprit brumeux, vous commencer à rassembler des indices sur ce que vous faites ici, comme s’il s’agissait des pièces d’un puzzle. Et pour cause, vous êtes flic, comme vous l’apprend votre voisine de palier. Au fur et à mesure vous comprenez que cela fait trois jours que vous vous saoulez et que vous avez provoqué la destruction autour de vous, au lieu de faire ce pour quoi vous avez été envoyé : enquêter sur le cadavre qui pend toujours à un arbre dans la cour de l’hôtel. Heureusement, vous rencontrez votre collègue Kim Kitsuragi qui va vous aider pour cela tout en vous laissant la plupart du temps l’initiative. Pour le contexte, vous êtes à La Martinaise, un quartier de Révachol, capitale d’une île francophone qui ne s’est jamais remise d’une révolution communiste réprimée. Et en plein milieu d’une grève organisée par le puissant syndicat portuaire, qui pourrait avoir un lien justement avec la présence du macchabé.
Chaque prise de décision, chaque réussite ou échec, peut éventuellement avoir des conséquences sur le cours de l’enquête que vous menez. Les lancers blancs ratés peuvent être retentés une fois vos compétences améliorées, mais ce n’est pas le cas des rouges. Le joueur passe obligatoirement à coté d’éléments de l’intrigue, ce qui contribue grandement à la rejouabilité. Par exemple, si je n’avais pas entamé une deuxième partie, je n’aurais jamais su ce qui se trouve dans le conteneur fermé sur le port. A l’inverse, une intuition exceptionnelle m’a permis de finir une quête avant même de l’avoir commencée, ce qui paradoxalement m’a empêché d’entrer dans l’église abandonnée. Enfin, ma gestion catastrophique d’une situation de crise à un moment charnière a provoqué la mort évitable de nombreux personnages. J’ai réfréné mon envie de reprendre la dernière sauvegarde car j’ai compris que l’échec faisait à dessein partie de l’expérience de jeu.
Cette création d’un studio estonien jusque-là inconnu en vaut la peine ne serait-ce que pour ses qualités littéraires : en plus de répliques hilarantes, l’univers décrit est complexe et le joueur se voit souvent proposer de défendre le point de vue politique ou philosophique de son choix. Les réflexions qui en découlent peuvent même apporter des bonus ou des malus. La direction artistique mérite aussi d’être soulignée, d’autant plus depuis la version « director’s cut » sortie un an après le lancement initial. Malheureusement, les lignes de textes sont tellement nombreuses qu’on passe parfois plus de temps à les parcourir en diagonale qu’à profiter de l’environnement. L’ambiance sonore est particulièrement réussie et les musiques ne contribuent pas pour rien à l’ambiance mélancolique du titre… Elles ont par ailleurs le mérite d’être suffisamment difficiles à cataloguer pour correspondre à un univers imaginaire mais néanmoins proche du notre.
Alors, faut-il se laisser corrompre par la richesse de cette enquête policière ? Certes, ceux qui n’attendent d’un jeu vidéo qu’un divertissement basé sur le gameplay en seront pour leurs frais, celui-ci étant réduit à la partie congrue. Pour les autres, tous ceux qui ont un cœur, oui, mille fois oui ! Ce n’est pas pour rien que Disco Elysium se traîne déjà la réputation de meilleur jeu de rôle sur ordinateur de l’Histoire, car jusque-là aucun n’avait une telle qualité d'’écriture. Il est temps pour le flic alcoolique qui sommeille en vous d’entrer en scène !