Dragon's Dogma 2
7.2
Dragon's Dogma 2

Jeu de Capcom (2024PC)

On pourrait écrire des tas de choses sur Dragon's Dogma 2, porter aux nues la liberté de son gameplay, son accent mis sur l'exploration, le punch de ses combats, la beauté de ses décors naturels. On pourrait, mais ce serait occulter la vraie particularité de cet étrange jeu de rôles et d'action : c'est le premier AAA à avoir été probablement presque entièrement généré par intelligence artificielle. Ne vous laissez pas berner par les excellentes critiques presse (9/10 sur Gamekult, tout de même), ne vous laissez pas endormir par l'excellente première dizaine d'heures, mais inquiétez-vous plutôt de la qualité de Dragon's Dogma 2 sur la durée ; et riez. C'est un jeu qui glisse à une vitesse fulgurante de l'excellence à la nullité. Qui tutoie des sommets de fun, de beauté et de profondeur de gameplay, avant de trébucher et de s'étaler de tout son long avant même la fin du premier tour de piste. C'est le gendre idéal qui annule son mariage en dernière minute. C'est ce qu'on appelle, et jamais sans doute l'expression n'aura été aussi bien utilisée dans le monde merveilleux du AAA post-2020 : un accident industriel.


Capcom a pété un câble. Peut-être que dans cent ans, des archéologues exhumeront Dragon's Dogma 2 des tréfonds de Steam, en déduiront soit l'imminence d'une nouvelle crise historique pour l'industrie du jeu vidéo, soit les preuves des débuts de l'asservissement de l'humanité par ChatGPT. Si le paysage moderne des jeux à gros budget était Pompéi, Dragon's Dogma 2 en serait le Vésuve. Arrivé à son générique de fin après 30 heures en prenant bien mon temps, j'en suis toujours à essuyer les larmes de rire qui coulent sur mes joues, en essayant (vainement) d'emboîter mentalement les différentes pièces de son scénario, qui est le truc le plus débile, le plus informe et le plus involontairement hilarant à avoir jamais été raconté dans un jeu vidéo à gros budget. J'hésite à dire si son auteur (qui, donc, est obligatoirement synthétique : aucune chance qu'un machin pareil ait été écrit par un mammifère, même non-humain) mérite de passer devant la cour pénale internationale, ou s'il doit être compressé à vie dans un fichier zip et enfermé dans un NAS ultrasécurisé au fond de la cave de Capcom. Il est rare que les mots me manquent au sortir d'une partie de jeu vidéo, que je sois choqué ou surpris au point d'envisager l'apocalypse, et pourtant c'est bien que ce m'annonce Dragon's Dogma 2 à sa propre manière : la fin des temps est proche !


C'est pourtant un jeu à écouter, ou au moins à entendre, un peu comme Philippulus annonçant le châtiment dans l'"Etoile Mystérieuse" de Tintin. L'industrie a tellement pété un câble, a compris qu'elle pouvait à ce point refiler n'importe quoi à son public, que désormais plus rien ne semble pouvoir l'arrêter dans sa trajectoire vers le crash. Qu'une douille aussi inouïe vienne de Capcom, qui n'a pas fait un seul faux pas depuis de longues années, et de surcroît dans un jeu qui dissimule aussi bien ses mauvaises intentions (le bordel a fait illusion au point de récolter un 9/10 dans les pages de Gamekult, je n'en reviens toujours pas), invite à une forme de recueillement presque religieux. Que s'est-il passé ? Il faudra poser la question à l'équipe de développement, mais en attendant, on peut s'autoriser un biais : Dragon's Dogma 2 est une expérimentation. Malsaine, immorale, mais une expérimentation quand même.


Pour commencer à comprendre de quoi il retourne, il faut donc déjà, et avant tout, parler de l'histoire du jeu. Spoiler alert, je vous la mets ci-dessous en intégralité.


L'insurgé doit sauver le monde en allant à un bal masqué mais ayant une migraine à l'entrée, il est envoyé en randonnée dans le désert où la mort inopinée de l'impératrice locale le condamne à faire-demi tour pour parler à un poivrot qui fait surgir des flots un château en ruines dans lequel trône un fantôme nous donnant une épée qu'on rend à un vieux sage qui en informe à son tour un type pas commode poursuivi par un géant que l'on vainc avant de se retrouver sur le dos d'un dragon qui nous attaque et que l'on one-shot.


Vraiment, toute l'histoire du jeu est là. Toutes les quêtes principales. Toute la progression. Tous les personnages. Le jeu peut être fini en cinq heures sans la moindre difficulté, en se contentant de suivre des indications aléatoires qui semblent sorties d'un générateur procédural de quête de RPG. On atteint le générique de fin en ayant l'impression d'être en descente de MDMA, tandis que notre meilleur ami de toujours d'il y a cinq minutes, dont les doublages ont été oubliés pendant qu'il remue ses lèvres sans produire un son (que raconte-t-il donc ? nul ne le saura jamais), nous fait asseoir sur le trône.


Dragon's Dogma 2 fait réfléchir sur le sens de la vie. Pourquoi investir du temps dans un jeu vidéo ? Pourquoi progresser, si tout s'arrête si brusquement ? Pourquoi réaliser des quêtes, si leur issue n'a aucun sens ? Pourquoi gagner des niveaux, si on est déjà assez fort ? Pourquoi looter des objets et ouvrir des coffres, s'ils sont tous inutiles ? Pourquoi parcourir un monde aussi beau et bien conçu s'il n'y a strictement rien d'autre à y faire que de taper des monstres juste là pour nous ralentir sur le chemin de notre prochain objectif ? Pourquoi s'attacher à des personnages que l'on peut couvrir de cadeaux s'ils ne nous montrent en échange que leurs joues rosies par tant d'attentions ? Certes, on s'amuse, mais quelle est notre récompense ? Cette cut-scene de fin miteuse ? Ces points d'expérience dont on n'a que faire ? Ces classes qu'on a aucun intérêt à maîtriser, la première suffisant pour rouler sur tout le jeu ? Qu'a essayé de faire Capcom ? Qu'est-ce qu'il s'est passé dans la tête de ses développeurs ? La vie même, finalement, a-t-elle un sens ?


La confusion règne, à tous les niveaux. Le jeu est superbe, avec un terrain de jeu passionnant à explorer, des combats très dynamiques, un concept de personnages contrôlés par l'IA qui fonctionne bien, des quêtes secondaires qui peuvent être résolues plus facilement en recrutant des compagnons les ayant déjà accomplies dans leur propre monde, une chiée de zones optionnelles avec des boss imposants et majestueux, des victoires arrachées à des colosses dans des explosions d'effets pyrotechniques parmi les plus beaux et les plus impressionnants qu'ait connu le genre. Dans sa première dizaine d'heures, Dragon's Dogma 2 fait croire à un chef-d'œuvre, il donne de nombreuses clés pour comprendre sa réception critique triomphale, probablement construite de toutes pièces par des testeurs n'ayant pas pris la peine de finir le jeu, loin, sans doute, qu'ils étaient de se douter de cette extinction des feux prématurée. On peut les comprendre, le jeu endormant remarquablement notre méfiance en proposant dans ses premiers tours de roue un Dragons Dogma 1 revu et corrigé, avec une technique impeccable (le RE Engine est la meilleure chose à être arrivée au jeu vidéo japonais depuis une éternité) et une difficulté assouplie pour trouver un meilleur compromis entre fun et exigence.


Mais Dragon's Dogma 2 n'est malheureusement pas un jeu : c'est une démo jouable. J'ai passé trente heures sur le jeu, persuadé de n'en être qu'au début de sa quête principale, quand les trois quarts de sa carte n'avaient encore été exploités par aucune quête (principale ou secondaire), avant qu'un PNJ ne m'informe obligeamment que j'entamais la dernière quête du jeu. Mais alors, et ces dizaines de kilomètres carrés de sentiers et de cavernes ? Ces temples abandonnés ? Ces palais aux portes mystérieusement verrouillées ? C'est un fait quasiment scientifiquement prouvable, ce jeu a été abandonné par Capcom à la moitié de son développement. Les level designers avaient fait un beau terrain de jeu, les artistes s'étaient défoncés sur les ambiances visuelles et sonores, les combat designers avaient accouché d'une base ultra-solide nous enjoignant à rêver du moment où, enfin, la difficulté prendrait son envol, les enjeux scénaristiques nous happeraient. Rien de cela ne se concrétisera. Dragon's Dogma 2 est un date avec la fille de vos rêves où tout se déroule parfaitement, où la déco du restaurant est sublime, où le menu est alléchant, où la nana rit à toutes vos blagues en rougissant d'aise, avant de se barrer aux toilettes au moment où l'entrée arrive pour ne jamais revenir. Notez que ça ne m'est jamais arrivé, évidemment, mais je sais maintenant quel effet ça peut faire.


Je n'ai pas de mots assez forts pour décrire l'effet que produit un jeu dont tout concourt à prouver qu'il va être exceptionnel, avant se dérober à nous-mêmes de la façon la plus lâche et la plus pernicieuse qui soit. Il y a quelque chose de presque criminel dans la démarche, quand on comprend lui avoir, en vain, consacré son temps et sa passion de joueur. J'ai looté tout ce que j'ai pu. J'ai fait une infinité d'allers-retours en ville pour trier amoureusement mes inventaires, ranger mes objets précieux dans mon coffre, améliorer mes équipements, essayer de nouvelles classes, me construire dansa la joie une équipe béton que j'aimais de plus en plus envoyer en balade, à la découverte de zones mystérieuses, au-dessus de ponts suspendus vertigineux, à l'attaque de cyclopes dont le gigantisme continuait de produire son effet même après le vingtième d'entre eux tombé. Dragon's Dogma 2 promettait jusqu'à une forme de gameplay émergent qui ne fut qu'effleurée par son prédécesseur, quand des concours de circonstances stupéfiants nous conduisent à trancher les attaches d'un pont de corde pour faire chuter le géant qui s'y trouve, l'observer se raccrocher à la falaise, puis s'acharner sur ses pognes jusqu'à le faire tomber en contrebas dans un hurlement de terreur. A engager le combat contre un dragon avant que ne se joigne à la fête un griffon qui passait par là, transformant l'affrontement en déluge d'effets pyrotechniques à s'en exploser les mirettes de joie pendant que nos pions se débrouillent bizarrement très bien, sans trop d'errances de leur IA compte tenu des enjeux. Le quest design complètement débile et les incompréhensibles jalons de la quête principale refroidissait les ardeurs, mais le jeu n'étant pas à faire pour son scénario, cela n'avait pas beaucoup d'importance.


Pas beaucoup, donc, jusqu'à ce qu'on comprenne, trop tard, que le jeu ferait ses valises sans un au revoir, mais non sans nous avoir craché un glaviot au visage par l'empilement d'invraisemblances et de facilités qu'il convoque dans sa structure scénaristique, pourtant rachitique au possible. Récemment, un certain J-RPG (Metaphor Refantazio) proposait au joueur une démo gratuite de 5 heures pour l'embarquer dans un jeu complet de 100 heures bien rythmées. Avec Dragon's Dogma 2, c'est un peu l'inverse : le jeu est littéralement cette démo jouable de 5 heures, mais qui coûte donc 60 balles. On peut la faire durer, se perdre dans ses décors majestueux, se laisser appâter par ses promesses non tenues (des villes entières sans utilité aucune, des régions vides de tout sauf de monstres), lui tolérer les tares habituelles du genre auquel il appartient (des quêtes secondaires pseudo-fedex aux déroulés cryptiques et illogiques), mais sans du coup savoir que c'est inutile, que notre montée en puissance ne sera pas mise à profit, que notre investissement dans l'histoire ne sera pas récompensé par une progression logique ou satisfaisante. C'est vraiment là qu'est l'arnaque, dans la démission totale et sans concession qu'opère le jeu passé un stade rapide de sa progression, d'autant plus frustrant et intolérable que rien ne pouvait laisser supposer une telle dégringolade. Dragon's Dogma 2 appartient à cette catégorie, plus si rare, de jeux commençant bien pour dégrader leur expérience de manière phénoménale et totalement lunaire, comme si les développeurs avaient été rattrapés par leur budget ou leur éditeur ; mais il se viande avec si peu de grâce, il se dérobe au joueur avec si peu de tact que la maladresse laisse place à l'insulte. En fait, on est plutôt à ce niveau : Dragon's Dogma 2 m'a chié au visage. Tu parles d'un Vésuve, finalement.


S'il faut jouer à ce jeu, ce sera donc seulement en connaissance de cause et par curiosité malsaine : pour voir comment, d'une part, une écriture si épouvantablement miteuse et incohérente, a pu passer la validation du QA de n'importe quel éditeur un minimum scrupuleux (on aurait pu croire que Capcom en faisait pourtant partie, lui qui n'a pas fait faux bond récemment) ; et d'autre part, comment un jeu autrement prometteur décide qu'en fait non, il n'a pas trop envie de continuer, game over et merci pour d'avoir joué. Avis aux amoureux du genre : investissez-y votre temps et votre argent en connaissance de cause, considérez votre relation avec ce jeu comme une expérience scientifique froide et distante plus que comme un échange sincère de jeu à joueur. N'écoutez pas les critiques positives, restez le plus froid possible face aux charmes évidents de ce ce beau parleur. Comme les ruptures, comme les volcans, comme les diarrhées, cela permettra de moins souffrir quand l'inévitable éruption se produira, que vous sera laissé le choix d'en rire ou d'en pleurer. J'ai choisi de faire les deux en même temps, mais si l'expérience restera clairement inoubliable, ça n'allège pas vraiment le fardeau qui pèse sur mon cœur...

boulingrin87
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le 30 nov. 2024

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Seb C.

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