A toute chose, malheur est bon. C'est l'enseignement qu'on peut, peut-être, s'autoriser à tirer de la disparition de Piranha Bytes, unique pourvoyeur historique de RPG allemands qui illumina l'industrie de sa teutonne lanterne pendant vingt ans avant de se dissoudre tout récemment, exsangue, sous le poids d'une gestion malavisée et d'une fuite manifeste de ses cerveaux depuis Elex, son dernier grand titre en date. En spectateur de sa chute tragique, on aurait pu penser qu'il n'existait plus vraiment de public pour ce sous-genre très spécifique, qui n'a pas évolué d'un iota depuis son invention au début des années 2000, et dont ses fans s'apprêtaient à faire le deuil faute de relève clairement identifiée. C'est pourtant dans ce contexte morose qu'a débarqué, fin 2024, ce Drova : Forsaken Kin, première oeuvre d'un jeune studio nommé Just2D qui ne fait pas mystère de sa volonté de reprendre le flambeau de Piranha Bytes, que ce soit sur son site internet ou dans la description du jeu sur sa page Steam : faire revivre le genre, tout simplement.
Très tôt, on s'aperçoit que toutes les cases sont cochées. Just2D est donc une équipe allemande, qui s'enorgueillit de vouloir ressusciter une certaine formule du jeu de rôles des années 2000, en citant pour inspirations Gothic et Morrowind. L'influence du second est à chercher dans l'exploration peu guidée, sans boussole, et la nécessité de trouver soi-même les objectifs de quête à partir d'indications verbales approximatives ("tourner à droite après le grand rocher", "se rendre sous l'arbre près du tas de bois", "parler à untel au camp à l'ouest de la ville", etc), ainsi que dans la gestion de la montée en puissance du protagoniste et particulièrement de sa "hobo phase", ces célèbres débuts de galérien où on essaye de se frayer un chemin dans un monde ouvert qui semble hostile de tous les côtés. Une particularité que partage par ailleurs la formule Gothic (ou Risen, ou Elex : ce sont toutes les trois exactement les mêmes), que Drova entreprend donc de reprendre mais en 2D vue du dessus. Pas la peine de faire semblant : le game design de Drova est en fait une copie conforme de la formule Piranha Bytes, jusqu'au détail le plus infime.
Tout est là, absolument tout. L'inventaire infini du personnage. Les quêtes à embranchements multiples, dont la résolution peut souvent profiter à plusieurs parties et qui nous encouragent à faire travailler notre logique ou notre diplomatie. Les factions à rejoindre, qui exigent un choix cornélien et se voient précédées d'une longue phase de préliminaires pour nous ouvrir leurs portes. Les personnages aux caractères marqués, pourvus d'arbres de dialogues dans lesquels il s'agit de bien choisir ses options de réponse pour arriver à ses fins. Les montées de niveau, qui octroient des points de compétence à dépenser auprès d'entraîneurs disposant chacun de leurs propres spécialités. La valeur de l'argent, qui s'acquiert durement et permet d'acheter des choses vraiment utiles. Les récompenses de montée en réputation au sein des différents groupes, qui qui prennent la forme d'équipements alléchants servant directement la montée en puissance du protagoniste. La nécessité de comprendre soi-même l'ordre dans lequel aborder les zones et les missions, par l'expérimentation et l'exploration prudente d'un univers ouvert mais (volontairement) inégalement difficile à parcourir. Le concept de propriété privée et par extension de cambriolage, avec des zones ou objets dont l'accès est à nos risques et périls. La possibilité toujours très satisfaisante de trahir, tromper ou arnaquer nos donneurs de quêtes pour X ou Y motif, en fonction de l'envie du moment et de la structure très interconnectée de certaines tâches aux conséquences potentiellement multiples. La posture de combat et la possibilité d'étourdir ses adversaires en les maravant pour profiter de quelques précieuses secondes de toute-puissance. La division du récit en chapitres, lesquels, à certains paliers de la progression de la quête principale, reconfigurent l'univers et ses enjeux. Le lore simple et évident, avec des dialogues qui mettent l'emphase sur l'expérience de jeu plutôt que sur l'histoire du monde. Et, partout, tout le temps, cette impression jouissive que le moindre monstre tué, la moindre grotte explorée, le moindre item looté ont une importance particulière, que ce soit parce que cela rend notre protagoniste plus fort, parce que cela lui ouvre une opportunité de progression, parce qu'on sait qu'un personnage sera intéressé par notre trouvaille ou qu'un autre réagira à nos actions. En bref, le même croisement entre C-RPG à l'américaine et simulation de vie qui fait la singularité du jeu de rôles allemand.
Le mimétisme est si impressionnant que n'importe quel joueur ayant posé ses paluches sur un Gothic, un Risen ou un Elex sera instantanément en terrain connu, et prendra en main le jeu comme s'il le maîtrisait déjà, de façon instinctive et naturelle. Le compliment n'est pas à prendre la légère, étant donné que Drova fait quand même le pari, loin d'être anodin, de transposer ce gameplay très particulier dans un jeu en deux dimensions, dont la présentation visuelle évoque un jeu Super Nes revampé à la Sea of Stars ou Owlboy (pour ne citer que quelques jeux visuellement un peu ressemblants). Agréable au clavier-souris, Drova dévoile même son plein potentiel à la manette, en reprenant les excellentes évolutions de prise en main apportées par Risen qui fut le premier jeu de Piranha Bytes à être adapté pour les consoles : le schéma de contrôles est identique, l'exploration, les combats et la navigation dans les menus (malgré la taille rapidement énorme de notre inventaire, enrichi d'une infinité de machins qu'on ramasse de partout) deviennent immédiatement une seconde nature. Et tout cela fonctionne parfaitement en vue de dessus, notamment grâce à certains aménagements ou ajouts à la fois simples et bien pensés, comme une posture d'observation permettant de détecter des secrets et d'appliquer une transparence au décor alentour (qui, logiquement, se superpose souvent au protagoniste). On peut également noter des petits bonus agréables, comme la gestion du sommeil et de la nourriture, qui apportent des bonus intéressants sans être contraignants, ainsi que certaines quêtes jouant très habilement de notre statut de nobody, comme cette phase de travail à la mine où l'on se retrouve à devoir amasser un maximum de bénéfices pour soi-même tout en trouvant de le moyen de ne pas se faire extorquer le fruit de notre labeur par des contremaîtres corrompus.
Comme dans un Gothic, comme dans un Risen, comme dans un Elex, le scénario est là, mais sans trop en faire ; il sert juste de toile de fond, de justification au fait que l'on s'amuse, que l'on expérimente avec son petit monde logique et cohérent. On retrouve donc ce classique, et toujours sympathique, démarrage zelda-esque, avec une quête principale vague qui nous donne sans ambage notre objectif ultime (la version allemande de "Tuer Ganon", en gros) et nous laisse nous démerder pour l'atteindre de la façon qui nous plaît. Les jalons de la progression sont très clairement identifiables, et l'histoire est faite pour évoluer de façon logique, en donnant au joueur les outils pour anticiper ses conséquences sur le gameplay (par exemple : rejoindre une faction nous ferme l'accès à l'autre, atteindre une zone donnée déclenche l'hostilité de tel groupe, etc). En cela, Drova touche du doigt le bel équilibre du genre, ce principe duel de sévérité et d'équité qui nous responsabilise dans tous nos choix, et qui est d'ailleurs ici encore plus stimulant en iron mode, agréable nouveauté apportée par le jeu qui nous propose de le parcourir avec une unique sauvegarde automatique. Même si cela peut faire peur, c'est en réalité dans ce mode qu'est conçu pour être parcouru Drova : même s'il reprend la courbe de difficulté agressive des Gothic, avec un début difficile et un assouplissement progressif dû à la montée en puissance jouissive du protagoniste, sa difficulté est toujours juste et les galères que l'on vit peuvent toujours être anticipées ou corrigées, à condition évidemment de ne pas faire strictement n'importe quoi et de lire un minimum ce qu'on nous demande de faire.
Moitié moins cher qu'un jeu Piranha Bytes, moitié moins long aussi, Drova est ainsi un RPG allemand qui parvient à décalquer au chromosome près l'esprit de ses modèles : il en retranscrit toute la rigueur conceptuelle, il stimule (et satisfait) les mêmes zones de notre cerveau. S'il fallait pinailler, on lui noterait peut-être deux défauts. Le premier serait, sans grande surprise, sa traduction française, qui a le mérite d'être proposée et dans l'absolu moins mauvaise que ce qu'on trouve habituellement dans cette gamme de jeux ; mais qui souffre malgré tout d'approximations parfois gênantes, que ce soit d'un point de vue esthétique ou mécanique. Mine de rien assez riche en dialogues (ils sont courts, mais nombreux), Drova gagne ainsi à être joué en anglais et mieux vaut avoir son petit niveau pour en profiter, même si le niveau demandé est loin d'être littéraire. Son second défaut, qui commence vraiment à relever de l'acharnement gratuit, serait quant à lui à chercher du côté de sa difficulté un peu trop prévisible pour un habitué. C'est la rançon de la gloire : le jeu réussissant si bien à mimer ses modèles, à en reproduire le cheminement, à attendre de son joueur les mêmes réflexes de minutie, de backtracking et d'exploration, ceux qui se sont farcis tous les jeux Piranha Bytes avanceront peut-être un peu trop facilement et auraient aimé que le jeu oppose un peu plus de résistance. C'est mon cas, mais je n'arrive pas à vraiment en tenir rigueur à Drova. Ce jeu est le cierge de la passion sur l'autel du défunt Piranha Bytes, la promesse ravivée que le genre n'a pas dit son dernier mot. La presse n'en a toujours rien à foutre (aucun test n'est paru), mais le plébiscite des joueurs ne trompe pas : la Deutsche qualität est de retour, et la concurrence peut remballer ses bethesderies sans âme.