Véritable ovni vidéoludique, El Shaddai nous fait néanmoins nous interroger sur son ambition réelle. Mettant clairement en exergue l'expérience visuelle plus que sensorielle (comprendre le gameplay), ce titre développé par Ignition Tokyo présente un visage des plus singulier. Après quelques moments passés en sa compagnie, un joueur peut légitimement se demander ce qui prévaut dans El Shaddai ? Le fond ou la forme ?
Libre adaptation du Livre d'Enoch (texte tiré de l'Ancien Testament), El Shaddai (qui est aussi l'un des nom de Dieu dans le judaïsme) pourrait s'apparenter à une relecture ésotérique et complètement décomplexée de la chute des anges déchus. Une approche qui rappelle Dante's Inferno, titre où Visceral Games proposait leur vision de L'Enfer de Dante. Mais user d'un tel raccourci serait inapproprié. Puiser dans les textes historiques n'est en rien un gage de qualité. Le prétexte est même prompt aux critiques assassines. El Shaddai est tout aussi remarquable par son propos que par ce qu'il représente pour l'industrie. Car ce titre incarne une identité japonaise perdue. À l'heure où tout s'uniformise, que ce soit les équipes de développement, les méthodes de productions, les sujets traités ou même les genres de jeu, El Shaddai va imposer une conception qui, il y a quelques années, faisait encore battre le cœur du médium tout entier. Rien d'étonnant alors de constater que Sawaki Takeyasu occupe deux postes clés : réalisateur et designer. Tel un Tetsuya Nomura, l'homme s'affiche ici clairement en avant. Et on comprend mieux l'importance de l'esthétique dans le titre. Tout dans El Shaddai fait écho à un héritage japonais, aujourd'hui dans la déroute. La narration et le scénario par exemple sont confus, mais touchant par leur audace et leur démesure systématique. On retrouve aussi sans surprise des héros un brin efféminés et décalés (un Lucifer pendu au téléphone avec Dieu et un Enoch en jeune éphèbe vêtu d'un Denim), une séquence en moto qui rend hommage au symbolisme que représente cet engin pour les japonais (Shadow of the Damned, Devil May Cry, Ninja Blade, etc.) et une direction artistique fantasmagorique exécutée avec brio. Ce dernier point est tellement prégnant qu'il fait passer le propos et l'aspect du jeu au premier plan, en faveur du gameplay. Au final le titre se perd, car en faisant l'impasse sur l'interactivité El Shaddai se résume à un tableau, magnifique, mais figé. L'ambiance est certes unique, on passe d'un cubisme hypnotisant à de l'abstraction tétanisant, mais l'ambition esthétique démesurée du titre fait malheureusement contrepoids avec la faible teneur du gameplay. Seulement trois armes pour un beat'm all, c'est peu, de plus, quand on constate que le titre est tout aussi axé sur la plate-forme que sur l'action et que la physique du personnage est à l'image des points de perspectives qui s'échappent inexorablement, on finit vraiment par déchanter.
Si El Shaddai est extreme dans son univers artistique, il fait montre d'un cruel manque d'ambition dans sa structure globale. Recyclant inlassablement les codes du genre, le titre tombe dans un laxisme malvenu. N'est pas Bayonetta qui veut ! Car ici les combinaisons de coups se limitent à de bêtes successions de touches et les subtilités sont aux abonnés absent. Chaque passage de niveaux est ponctué d'un choc visuel, mais le sublime artifice ne parviendra pas à masquer un sérieux problème de rythme. Le jeu parvient à surprendre quand Enoch plonge dans les Enfers et qu'il est temps d'incarner un ange déchu avec ses coups et son style bien différent. Mais au final, c'est l'amour pour ces productions japonaises, véritable sous genre, qui nous agrippe, nous enchante et nous rend plus permissif. Même si la pratique de l'import s'estompe, le faible nombre de jeu typiquement japonais sur cette génération de console crée un vide. Ces titres qui ont fait vrombir nos consoles 16 bits présentaient la même démesure que El Shaddai. Néanmoins, il ne présente pas une solution ni un renouvellement de cette production, au contraire même.
Mais qu'est-ce que le fond et qu'est-ce que la forme dans un jeu vidéo ? La direction artistique et l'ensemble du visuel constituerait la forme, alors que le gameplay serait le fond ? Mais où placer le scénario et la narration dans cette échelle subjective? Hiérarchiser de la sorte inclus d'office des limites. Et dire que tel ou tel attribut représente une valeur plus décisive qu'une autre est un débat sans fin et illusoire, car propre à chacun. Manette en main, El Shaddai peut frustrer par son gameplay simpliste, d'un autre côté, sa témérité à toucher le joueur par le visuel et son bagage émotionnel nippon pousse à reconsidérer, pour une fois, sa grille d'évaluation personnelle.