Firewatch se divise en deux parties. La première est une promenade, un émerveillement tranquille, presque tendre, face à la souveraineté d'une nature magnifique. Il y a dans ce jeu un vrai parfum d'évasion, une identification immédiate à un personnage fatigué, dont la lassitude est exprimée frontalement et sans détour : un personnage qui fuit, donc, qui s'échappe de la réalité de la vie, d'un couple à la dérive, de la menace de la maladie, de la mort, un type usé et un peu couard qui fait un gros fuck au monde et se barre vivre en trappeur dans un coin isolé de tout. Difficile d'être plus explicite pour dire que le joueur s'incarne lui-même, lui qui fuit aussi, au même moment, peut-être pour des raisons semblables, lui qui rejette la réalité pour se réfugier dans l'isolement que procure une partie de jeu vidéo. Résultat d'une savante étude de marché ou heureux hasard, le héros est même un type lambda d'une trentaine d'années, grassouillet et mal rasé – toute ressemblance avec un personnage existant ou ayant existé est purement fortuite, ou pas. Le plus drôle est que ça fonctionne totalement, qu'on se sent immédiatement bien dans les rangers de ce sympathique pataud, qu'on partage très vite son attachement à la nature qui l'entoure, sa fascination pour ces paysages splendides qu'on foule à petits pas dans une admiration béate. Autant le dire clairement, si Firewatch ne vous donne pas immédiatement envie de vous enrôler dans la garde forestière, vous n'avez pas de cœur.
Et de cœur, les développeurs de Campo Santo savent que vous en avez un : ils le titillent en permanence, jouent sur votre fibre un chouïa misanthrope, peignent par petits coups de pinceaux le tableau tragi-comique de votre propre solitude. Il y a cette toute première mission, absolument parfaite, où l'on vous demande de rappeler à l'ordre une bande de fêtards au milieu de nulle part : vous vous approchez, vous entendez d'abord une radio à plein volume cracher un tube des années 80, puis vous apercevez des cannettes de bière, vous progressez dans un couloir verdoyant jonché de sous-vêtements féminins enlevés à la hâte, enfin vous débouchez sur la vision lointaine de deux jeunes filles ivres et nues s'ébrouant au milieu d'un lac. C'est beau, c'est drôle, et puis c'est légèrement cruel, un peu lunaire même, quand elles commencent à vous invectiver, à vous traiter d'emmerdeur, de pervers, et que le jeu vous laisse pour seule alternative la vengeance lâche de confisquer leurs jeux. Il y a, dans cette séquence de quelques minutes, la promesse d'un simulateur de relou des bois qui crie un potentiel énorme. On commence dès lors à envisager quelle forme prendra la suite des événements, comment se manifestera plus loin cette réflexion que les développeurs semblent avoir choisi autour de la solitude et de la rédemption, jusqu'à quel point ils pousseront l'identification avec ce personnage qu'ils présentent sans détour comme l'alter ego du joueur (si vous êtes une fille, ça marche quand même aussi), tout en se demandant comment va bien pouvoir se terminer cette histoire, si Henry va finalement retourner à la civilisation et affronter la réalité de sa femme malade et de sa famille sans amour.
On en est toujours à ces interrogations quand commence la deuxième partie, qui constitue l’essentiel du jeu. Et là, on ne sait pas trop ce qui s'est passé, surtout de la part d'un studio composé de types avec un tel CV en matière de storytelling : Firewatch s'immole (lol) et se laisse tranquillement brûler jusqu'à devenir cendres. Le jeu abandonne très rapidement son ton faussement, délicieusement badin pour se jeter tête la première dans un récit de détective qui entretient une parenté très forte avec Ethan Carter et Dear Esther – ô surprise, eux aussi walking simulators. OK, c'est la mode de faire des jeux contemplatifs qui racontent des drames horribles, mais s'il vous plaît, faites ça bien. De la même façon qu'Ethan, Firewatch se vautre de façon spectaculaire dans un récit tragique creux, vide, qui aurait pu à la rigueur être un minimum émouvant s'il n'avait pas été raconté aussi platement. En tant que joueur, on se retrouve dans une situation doublement pénible : d'une part, parce que les enjeux initiaux du récit sont brutalement, définitivement et inexplicablement évacués ; d'autre part, parce que les nouveaux enjeux sont posés avec une maladresse, une approximation véritablement insolentes. Sans trop spoiler, on se retrouve donc à mener l'enquête sur des personnages tierces dont rien ne justifie qu'ils soient placés au cœur de l'intrigue. Les étapes de cette enquête sont non seulement très artificielles (on est renvoyé aux balbutiements du first person narrative, avec une trajectoire en ligne droite qui dévoile l'affaire par petits bouts de papier collés aux murs... enfin, aux cailloux), elles sont également en totale contradiction avec les bases posées dans le prologue, jusqu'à se clore dans une fin expédiée, qui arrive si vite, à vrai dire, que la révélation finale n'a aucun poids.
Quand on considère l'excellent départ pris par l'introduction et la dream team aux commandes, il est absolument incompréhensible de noter autant d'erreurs dans autant de compartiments – storytelling, scénario, level design linéaire et cliché au possible pour provoquer l'émotion voulue à l'instant voulu. La façon dont les éléments se révèlent voudrait être subtile, elle n'est qu'anonyme et banale, la faute à la trop courte durée du jeu et à l'incapacité des développeurs de transformer leurs tentatives de créer du suspense, pourtant parfois intéressantes. Toutes les idées brillantes qui avaient été effleurées, la communication radio avec une partenaire forestière inconnue, le passé douloureux du héros, la rencontre avec les fêtards... n'agissent finalement que comme leurres pour introduire le drame central du jeu, qui n'est ni intéressant, ni honnête dans sa simple existence. De la part de types qui ont bossé sur l'écriture de la saison 1 de Walking Dead, on pouvait s'attendre à mille fois mieux. C'est toujours la même galère qui revient, après Ethan Carter : le problème n'est pas en soi d'avoir un manque de gameplay, il est de ne pas savoir en tirer parti correctement, de construire par-dessus les bases de la "simulation de marche" une expérience narrative immature et déjà vue. On constatera au moins qu'ils ne perdent pas le nord niveau marketing : l'une des features du jeu, qu'on supposait avoir un but précis (l'appareil photo, aux prises de vue mystérieusement limitées) se révélera en fait n'être qu'un outil de partage de screenshots sur Facebook. Enrôlez-vous, qu'ils disaient...