Il y a trois aberrations délicieuses au sujet de Gray Matter qui le rendent unique, particulièrement sur Xbox 360. La première : c’est un point’n’click. La deuxième : ni sexe, ni violence, ni vulgarité. La troisième : Jane Jensen, auteure aujourd’hui inconnue du grand public, voit son nom trôner fièrement sur la boîte du jeu, au look par ailleurs absolument unique. Après la série « Gabriel Knight », vieille de près de vingt ans, l’écrivain/concepteur renoue donc avec le monde du jeu vidéo en s’invitant chez les Français de Wizarbox, studio discret sur cette génération qui a déjà réalisé le jeu d’aventure So Blonde, et dernièrement l’adaptation Xbox 360 de Risen. Le synopsis du titre va coller à son siège le plus hardcore des joueurs de Call of Duty : en Angleterre, une jeune saltimbanque, magicienne de rue à ses heures, choisit pour gagner son pain de se faire passer pour la nouvelle assistante d’un célèbre neurobiologiste. Elle va découvrir que ce dernier, obnubilé par la mort de son épouse, met toute son énergie et sa science à tenter de communiquer avec elle par-delà la mort. Les joueurs de Gabriel Knight retrouveront le thème favori de Jensen : la connexion entre la vie et la mort, non à la sauce zombie mais d’un point de vue réaliste, avec ce que cela implique d’éléments ésotériques et scientifiques. On sent une nouvelle fois Jensen fascinée par le sujet ; ce qui aurait pu être, sous une autre plume, une banale histoire de fantôme se transforme ici en récit documenté et imaginatif, qui tentera, comme on s’en doute, de trouver l’équilibre entre mystérieux et rationnel. Techniquement, il s’agit donc d’un jeu d’aventure en écrans fixes de facture classique, où l’on va discuter, observer, ramasser, combiner, résoudre, dans l’objectif d’aider le docteur dans sa quête désespérée.

Il faut remonter à la génération précédente pour retrouver des point’n’click sur consoles, fournis par Microïds et également produits en France : Syberia, Still Life ont constitué d’agréables titres, décalés du fait de leur genre même. On aura le même sentiment de jouer à quelque chose d’unique avec Gray Matter, qui comme ses aînés va titiller davantage que la simple fibre nostalgique pour trouver sa place dans une lignée plus noble. C’est évident d’abord lorsqu’on observe les graphismes, détaillés et magistralement éclairés, qui à quelques exceptions près émerveillent par leur richesse et l’ambiance qu’ils dégagent. Cela se confirme lorsqu’au fil du jeu, on prend la mesure de la densité et de l’originalité de l’histoire, que les plus hardis considèreront comme la meilleure de son auteure et qui parvient à immerger, à envoûter, à surprendre et à intriguer d’un simple coup de baguette magique. La légère niaiserie post-Marc Lévy, cet aspect « Madame Irma » qui semble parfois diriger le récit vers une magie de supermarché effraient au début, mais sont très vite évacués par une science du récit finement étudiée. L’approche de la magie et du paranormal, thèmes centraux à Gray Matter, emmène en fait le joueur sur la corde raide entre les paradigmes du réel et de l’imaginaire, à travers un récit documenté qui ne dit jamais vraiment ses intentions et qui laisse chacun libre de tout jugement. Les envolées un peu over the top, notamment sur la fin, brouillent les cartes avec un savoir-faire rare : nous raconte-t-on une histoire de fantômes ou un polar ? C’est dans cette apparente indécision que le titre puise une grande partie de son charme et incite à continuer, et c’est une fois le jeu terminé qu’on prendra la mesure de la réflexion de l’auteure, décidément douée à ce petit jeu qui fait la marque des grands. En termes d’histoire et d’atmosphère, Gray Matter est à classer dans les meilleurs jeux du genre de ces dix dernières années. En termes ludiques, il tente aussi quelques originalités qui le démarquent de la concurrence. Les tâches d’un chapitre en cours sont consignées dans un onglet spécial et peuvent donner des indices sur la manière de continuer ; plusieurs objectifs secondaires façon RPG permettront aux plus méticuleux d’en apprendre plus sur l’histoire et les personnages, mais laisseront aux plus pressés la liberté de les ignorer. Enfin, moins originale mais intéressante, l’alternance entre deux personnages jouables permettra d’évoluer sur les tableaux distincts de la science et du surnaturel pour découvrir, d’une manière subtilement amenée par l’intrigue, comment l’un et autre peuvent être étroitement liés. Le point le plus étonnant, et justifié eu égard au scénario, réside dans la nécessité d’effectuer des tours de magie pour rallier des personnages à sa cause ou se sortir de situations délicates. Malin, Gray Matter intègre une interface dédiée où l’on préparera ses tours suivant une méthode finalement toute scientifique, pour obtenir la surprise et le respect de son audience : une approche cohérente avec le concept, originale… mais qui n’est cependant pas toujours bien exploitée, et qui donne parfois l’air d’être là parce qu’il le faut.

C’est un peu le reproche général qu’on pourra formuler à Gray Matter, cette légère froideur si commune aux jeux d’aventure en écrans fixes qui fait que l’on décroche parfois ; Jensen et le studio Wizarbox ont évité beaucoup d’écueils, mais se heurtent à quelques-uns des éternels poncifs que se trimballe le genre depuis l’aube des temps. L’aspect très scripté de certaines séquences frustrera les moins patients (pourquoi le fait d’observer un objet ferait apparaître un personnage ailleurs dans le monde ?) et la logique des énigmes n’est pas toujours perceptible. On a parfois le sentiment que l’attention a été concentrée sur les aspects visuel et scénaristiques au détriment du reste : certaines énigmes ne sont pas très bien conçues et pourront être agaçantes. Mais ce n’est pas très grave dans la mesure où la plupart des jeux d’aventure souffrent de ce syndrome, avec lequel on apprend vite à composer. La principale faiblesse du jeu viendra donc de sa finition. D’abord, on voulait y croire, mais on ne se surprendra guère qu’un studio aussi petit que Wizarbox et un éditeur aussi modeste que DTP Entertainment ne fournissent pas avec Gray Matter des cinématiques dernier cri. En lieu et place, on profitera donc de séquences dessinées, parfois très maladroites et ensevelies sous une bouillie sonore (de voix, de musiques, de bruitages atrocement mixés) qu’on aurait aimé s’épargner, surtout pour un jeu d’un tel standing. A vrai dire, la moindre « cinématique » est une douleur à regarder et surtout à entendre, et on sent que cet aspect n’a pas même bénéficé du soin minimal requis pour un jeu sortant dans le commerce. Cela porte parfois préjudice à la clarté de la narration, on saura donc gré aux développeurs d’avoir réduit leur fréquence ; on ne pourra toutefois s’empêcher d’imaginer quelle incroyable réussite aurait été un Gray Matter avec de vraies cinématiques en images de synthèse. L’autre problème, spécifique à la version Xbox 360, vient en général de contrôles imprécis et peu réactifs, de feedbacks un peu bordéliques voire absents, tant et si bien qu’on a parfois l’impression que l’interface du jeu est en version beta : police de caractère parfois illisible, compression sonore des bruitages absolument abominable avec effet transistor à la clé, ergonomie très discutable. Le système de menu radial, utilisé pour les interactions avec le décor, est quant à lui particulièrement mal pensé et occasionnera de nombreuses errances avant de parvenir à interagir avec un élément juste à côté de soi. Le gâchis tranche avec le standing général du reste du jeu : mentionnons la réussite du point de vue des doublages et de la bande originale, qui inclut de superbes musiques et quelques chansons qui font partie intégrante de l’identité si marquée de ce jeu. On avait failli y croire, mais pour apprécier l’un des point’n’click les plus singuliers et les plus intéressants jamais conçus, il faudra visiblement lui pardonner un nombre de tares plutôt conséquent. Comme aurait dit un grand illusionniste : « les magiciens n’existent pas », ce qui, quelque part, rend Gray Matter encore plus précieux.
boulingrin87
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le 11 sept. 2012

Modifiée

le 11 sept. 2012

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Seb C.

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