Il y a parfois des rendez-vous manqués, des jeux qu'on laisse trop longtemps de côté, surtout quand on a comme moi un backlog long comme le bras et qu'on a du mal à trouver le temps de jouer à tout ce qu'on voudrait (même si je n'y parviens pas trop mal dans l'ensemble, remarquez). Avec Greedfall, j'avais eu un premier contact positif il y a quelques années, avant de laisser le jeu de côté en suspectant que la machine Spiders, généralement reconnue comme fragile, ne finisse comme d'habitude par s'écrouler sous le poids d'ambitions excessives. Il faut dire que le studio français n'avait jamais réussi à véritablement briller, en se spécialisant depuis sa création dans des Action-RPG un peu falots qui étaient plus "Simple A" que "Double A" et qu'on finissait par ranger après quelques heures, souvent sans les avoir terminés, un peu écoeurés par leurs mécaniques répétitives et leur feeling très brut de décoffrage que même une grande tolérance ne permettait de vraiment excuser.
Jusqu'à Greedfall, donc. Après une vingtaine d'heures passées sur la version Game Pass, j'ai décidé de passer à la caisse sur Steam pour enfin soutenir les développeurs et prendre le temps de me plonger dans ce "petit" RPG aux atours plus séduisants que l'ordinaire de leurs productions, qui semblait mieux fignolé, plus beau et nettement plus amusant. Je n'ai pas été déçu. Greedfall est en quelque sorte le Dragon Age Inquisition français, une véritable petite machine de guerre qui marque l'entrée du studio français dans une nouvelle ère (apparemment confirmée avec la sortie récente du Souls-like Steelrising, qui rejoint fort naturellement mon backlog) : Spiders y concrétise pour la première fois toutes ses ambitions, au point que j'ai été soufflé par le talent mis en oeuvre dans ce jeu, qui renvoie largement plus à l'artillerie lourde du RPG occidental contemporain qu'à ses premières tentatives pas bien folichonnes, lesquelles, en comparaison, font figure de pâles démos sans grand intérêt.
Premier point, pas forcément le plus important mais clairement le plus évident quand on prend en main le jeu : c'est beau. Genre, vraiment beau. Soit l'équipe a complètement changé depuis Mars War Logs, soit les graphistes et level artists se sont enfin décidés à se déchaîner, je ne sais pas, mais les faits sont là, Greedfall m'a envoyé une véritable claque visuelle. L'ambiance mi-piraterie, mi-Angleterre victorienne est juste totalement séduisante, avec des panoramas naturels ou urbains tout simplement fantastiques, qui invitent à la rêverie et stimulent nos sens d'apprenti explorateur. Les nombreuses zones montagneuses que l'on déverrouille progressivement, bourrées de petits chemins, de plaines silencieuses et de forêts rougies par un perpétuel automne, bordées de grandes falaises et traversées de ruisseaux ou de marécages nappés d'une élégante brume, sont un véritable émerveillement pour les yeux. Résultat, de toutes ces dernières années à poncer des jeux de rôle du plus confidentiel à la plus grande tête de gondole AAA, je retiendrais probrablement Greedfall comme faisant partie des plus aboutis esthétiquement ; après 30 heures à trottiner dans ses sous-bois aux étonnantes inspirations indigéno-européennes, je continue d'être ravi par l'incroyable puissance artistique qui se dégage de la plupart des environnements. Tout en admettant volontiers que ce n'est pas absolument capital dans un RPG, le fait de garder les yeux rivés aux nombreux panoramas à la fois mystérieux et mélancoliques qui parsèment nos pérégrinations est un sacré facteur d'immersion que je ne prévoyais pas forcément au programme. Et, même si la technique n'est pas forcément celle d'un AAA, l'éblouissante recherche artistique à l'oeuvre dans ce jeu le rend à mon sens plus beau que la plupart des sorties "récentes" du genre, et au petit jeu des comparaisons, je dirais que Greedfall est par exemple un bon cran au-dessus d'un The Witcher 3 visuellement. Ce qui n'est que la première des surprises que le jeu nous réserve.
Question système et progression, Greedfall tape là encore en plein dans le mille. Comme chez la plupart de ses concurrents (à l'exception peut-être de la série Elex), le jeu opte pour un grand classicisme qui ne surprendra, ni ne perdra, personne. Compétences, attributs et talents, chacun peut être acquis aux montées de niveau (mais pas à toutes selon leur nature). C'est le laïus habituel : force, crochetage, charisme, vigueur, agilité, artisanat et tout le baratin. Mais comme d'habitude, quand c'est bien fait, ça fonctionne. Et dans Greedfall, eh bien, c'est bien fait. On ne s'en rend pas forcément compte dans les premières heures, quand le jeu nous laisse encore la possibilité de développer notre personnage un peu n'importe comment en prenant soin de ne pas nous imposer de situations rendant conseillée, voire indispensable, une aptitude en particulier. C'est au bout de dix, quinze heures de jeu que les règles commençent à se durcir, et qu'il faut commencer d'arrêter de papillonner, autant pour vaincre des ennemis qui deviennent sérieusement puissants que pour résoudre des quêtes appelant des talents spécifiques. C'est quelquefois un peu artificiel, mais globalement, ça passe bien, voire très bien, car ça rend la progression de notre personnage plus importante et les montées de niveau, plus stimulantes.
Et puis, le temps passé à jouer permet aussi de se familiariser progressivement avec la vision des développeurs, qui, on s'en rend compte, finit par loucher à 200% sur l'école Bioware des années 2010, période Mass Effect et Dragon Age. Pareil, je n'y vois aucun inconvénient si la recette est bien digérée. Et, surprise, c'est là encore le cas. On retrouve l'habituelle notion de clans avec sa composante diplomatique discrète mais intérssante, à travers l'affrontement séculaire entre une population insulaire native (le jeu se déroule sur une île) et des colons d'apparence plus civilisée, qui, selon les perceptions proposées par le scénario, peuvent venir taper de l'indigène pour s'approprier ses richesses ou rechercher plus noblement un remède à une terrible maladie frappant le continent. Le trait est évident, mais nuancé et porté par de nombreux dialogues bien écrits, dont le parfois sensible étirement en longueur est compensé par de très bons doublages (anglais uniquement) et une mise en scène relativement dynamique. L'ensemble du game design s'inspire également des gloires de la génération PS360, avec notamment une navigation dans le monde sous forme de grandes zones instanciées auxquelles on accède depuis une carte du monde. J'apprécie d'ailleurs ici que Spiders fasse la nique à la mode du monde ouvert en préférant se concentrer sur des zones fermées tout de même assez grandes, mais suffisamment contenues pour permettre aux level designers de faire de chaque zone un moment d'exploration et de découverte intéressant.
Et du style Bioware, Greedfall reprend aussi (et peut-être surtout) le système de compagnons, qui nous suivent dans notre exploration avec leurs propres styles de combat (soin, distance, magie, CàC, etc) et offrent de très, très, TRES nombreux, et denses, arcs narratifs avec leur chiée de quêtes. Il y a à vrai dire tellement de quêtes de compagnons dans Greedfall que j'ai presque eu l'impression qu'il y en avait plus que de quêtes principales et secondaires réunies, c'est dire. Et ce n'est pas désagréable, en fait, tant les personnages qui nous suivent dans nos aventures ont des personnalités fouillées, avec de beaux chara designs et des backgrounds solides servant directement l'histoire du jeu. Ils ne sont pas forcément introduits avec beaucoup de subtilité pour certains d'entre eux, mais dans l'ensemble, Spiders a parfaitement réussi à s'approprier une vieille recette, dont il a d'ailleurs compris qu'elle manquait à beaucoup de joueurs, moi y compris. Et le résultat fonctionne à peu près parfaitement malgré son aspect scolaire, que j'ai finalement trouvé très agréable sur le long cours. Je dis "long cours", car c'est encore un point qui distingue Greedfall de ses précédesseurs cocorico : c'est aussi un véritable RPG, dans le sens où il s'inscrit vraiment dans la durée. Le jeu est aussi long à terminer qu'un RPG AAA standard, en prenant une cinquantaine d'heures de jeu (un peu plus, ou un peu moins, selon la façon de jouer de chacun). Et si on sent clairement que les développeurs étirent à l'excès certaines quêtes (parfois bourrées d'allers-retours, il est vrai) pour atteindre leur objectif de bonne durée de vie, dans l'ensemble, le jeu réussit quand même à imposer une qualité suffisamment constante pour ne pas donner l'impression de faire traîner les choses. L'histoire est riche, avec beaucoup de révélations intéressantes, un souffle épique réel, et dans l'ensemble une très bonne qualité d'écriture dont les accents de piraterie, de colonisation et d'inquisition m'ont agréablement évoqué le premier Risen, dans un style un peu plus littéraire qui lui sied assez bien. On passe pas mal de temps à marcher, ce qui n'est pas forcément un mal tant les décors dans lesquels on évolue sont, pour la plupart, majestueux et poétiques - à l'exception sans doute d'intérieurs assez dégueulasses et mal conçus qui sont sûrement le gros point faible du jeu (mais dans lesquels, heureusement, on ne passe que peu de temps). Et, chose plutôt étonnante, Greedfall freine largement sur le grind, quasiment absent, en ne distillant ses combats qu'au fil des quêtes ou pendant l'exploration à titre de simple distraction ponctuelle ; d'ailleurs, toujours dans un style Bioware-esque, les bastons sont loin d'être ce qui fait gagner le plus d'expérience et il sera rare qu'une victoire sur une baston quelconque nous fasse grimper de niveau, à l'exception de certains boss ou ennemis spéciaux bien velus.
Tout ça pour en arriver à la conclusion suivante : il ne faut à mon avis pas se fier au passif de Spiders, et juger de la qualité de Greedfall sur pièces. C'est un jeu certes vieille école, mais qui réussit brillament à se dimensionner aux exigences modernes, que ce soit en termes de durée de vie, d'écriture ou de direction artistique. Même s'il a ses petits ratés, Greedfall n'a absolument rien (mais vraiment, rien) à voir avec les productions précédentes du studio français et marque à l'évidence l'entrée de Spiders dans une nouvelle étape de son existence. Je ne serais même pas surpris qu'un joueur non familier des productions de ce studio ne se rende pas compte de la différence énorme de budget et de taille d'équipe qui existe avec un Bioware, par exemple, tant les développeurs sont parvenus à comprendre et à approcher au plus près ce qui rendait les jeux de rôles AAA des années 2010 séduisants (et pourquoi ils sont toujours recherchés par une partie des joueurs aujourd'hui). Le plus difficile pour apprécier Greedfall, finalement, est d'accepter de faire confiance à un développeur qui pouvait ne pas vraiment en inspirer jusqu'alors (je plaide en tous cas coupable). On pourra alors mieux se laisser aller aux délices légèrement désuets, mais incontestablement goûtus, d'un jeu de rôles qui parvient à pleinement concrétiser la plupart de ses ambitions, et que je classe désormais sans doute parmi les meilleurs de sa catégorie à être sortis ces dernières années. Je vais même finir sur la note suivante, provocatrice mais quand même assez vraie : j'ai préféré Greedfall à The Witcher 3 ou Dragon Age Inquisition.