Je reste toujours circonspect face à l'usage trop fréquent, et souvent saugrenu, du qualificatif "poétique" quand il est proféré à l'égard d'un jeu vidéo, et plus largement d'une production artistique quelconque. Mot fourre-tout ayant perdu de son éclat, réduit à ne plus être qu'une solution de facilité pour le quidam prétendant disserter de choses et d'autres trop au-delà se sa portée. Mot malmené surtout, par les cohortes de profs ; ces êtres nuisibles entre tous, sur les terres de France particulièrement ; ces gens s'étant donné pour mission, pour des motifs jamais avoués mais trop facilement devinés de puérile distinction sociale, constamment mesquins, de ne point élever les jeunes pousses à des hauteurs que les Lettres permettent d'atteindre, mais de froidement classer, figer, expliquer, en minable documentaliste qu'ils sont, toutes les choses que l'Art a fait germer ici-bas. Ces même gens qui se plaisent à disséquer les Villon, Molière, les Rimbaud et Baudelaire d'hier, qui sont les mêmes philistins ligués en meute – suivant leur courage bien connu – à aboyer contre ces immortels du temps de leurs vivant.
Il y a du tragique dans leur bouffonnerie : ils veulent être hommes de lettres, et ne seront jamais que de vulgaires lettriers.
L'adjectif poétique disais-je est devenu intrinsèquement suspect ; comme l'est l'auto-collant "produit bio" accolé aux fruits sans sèves des épiceries bourgeoises. Dès qu'un produit sort du lot standardisé, ou de la mode, les savant sachants écrasent sa personnalité avec ce trop pratique badge ; ainsi, ces faquins s'épargne l'effort, la peine, l'horreur ! de rencontrer l’œuvre. En leurs poussiéreux esprits, les étagères de la stérilité sont immuables. Assez de ces margoulins à l'action mortifère, désastreuse pour le groupe ; économisons notre mépris face à leur grand nombre, pour citer le grand homme. Pourtant, par-delà les étiquette attribués par le commun contemporain, séculairement médiocre, il arrive que le terme trop usité retrouve de sa justesse.
𝐼𝑐𝑜 compte parmi ces jeux qui méritent et justifient l'emploi d'un tel terme ; il est une de ces rares étoiles qui revitalisent tout le ciel que le mot poésie désigne.
Malgré la grande popularité, et l'énorme estime dont il jouit dans le petit milieu des esthètes, ce n'est que très récemment que j'ai pu mettre les pouces dessus ; il faut remercier ici la technique de l’émulation, qui permet de dépasser l'obsolescence d'anciens lecteurs désormais inadéquat avec les machines actuelles. J'invite tout un chacun à s'essayer à l'émulation, qui je crois est la meilleure manière de nos jours d’appréhender les pièces de consoles disparus.
Je dois souligner l'originalité d'𝐼𝑐𝑜. Si de nos jours, l'offre de jeux de ce calibre s'est étoffée, au point qu'on nous vende régulièrement des copies d'𝐼𝑐𝑜 – duplicatas d'esthétique, de gameplay ou d’atmosphère – il n'en était pas ainsi au début de notre siècle, vingt années qui dans notre monde hyper-connecté équivallent à des éons.
Le jeu se veut très simple ; tout est épure, tout est soustraction. On joue un petit garçon cornu, Ico, et notre mission est de s'enfuir loin du château où nous avons été emprisonné, en compagnie d'une mystérieuse jeune femme dont on devra constamment veiller à la sécurité.
Tout le décorum scénaristique est digne d'intérêt. Le scénario met nettement en scène la situation pré-chrétienne du sacrifice, faisant écho aux plus anciennes légendes et mythes primitifs et immémoriaux de nos peuples, où traditions indiscutées puis tragiquement bafouées, sorcières et mages, épopées initiatiques et aventures chevaleresques se mêlent.
D'ailleurs, si une incontestable influence occidentale se fait sentir graphiquement, il est notable qu'elle transpire dans le récit complet, et ici on peut mentionner les racines lointaines partagées par les peuples du Japon et nos peuples d'Europe.
Le jeu offre une plongée enchanteresse dans un monde archaïque, ou les langages inconnus relient des tribus aux coutumes mystérieuses. Hormis les scènes d'ouverture et de fin, le jeu dit peu de son univers ; il préfère montrer, et laisser deviner. Certaines séquences marquent l'esprit par la monstration d'archétypes profonds, sinon par des instants de tension émotionnelle bien amenés. Le combat contre les ombres d'enfants sacrifiés dans l'inquiétante pièce de rétention des malheureux, accompagné d'une musique lugubre et étrange, ne peut que frapper l'esprit par la force évocatrice de l'image créée.
L'esthétique globale est admirable. Avec la mécanique d'évolution à deux personnages, qui a servi de matrice pour tant de jeux suivants, c'est certainement la signature dont on se souviendra pour encore longtemps. Les jeux de lumières, vives ou douces, les plongées dans l'obscurité ravissent. Une multitude de tableaux se succèdent en guise de niveaux. La dominance des couleurs grises, oranges, vertes et bleu s'assemblent en une très singulière palette, reconnaissable entre toutes. Le vert désaturé des extérieurs, des pelouses châtelaines ou des falaises lointaines, me laissent encore rêveur.
Poétique, 𝐼𝑐𝑜 l'est, nous le savons déjà. Pierre angulaire du nouveau jeu vidéo, d'une manière de faire moderne du médium, indubitablement, 𝐼𝑐𝑜 l'est aussi. Malgré une prise en main parfois crispante, et un archaïsme relatif que le temps qui passe ne pouvait qu'amener avec lui, on ne peut qu'apprécier cette matrice de notre modernité vidéoludique.